« J'ai pensé que nous pourrions emporter ça dans notre chambre, dit-il. Pour fêter l'événement. Tu viens te coucher ?
— Tout de suite. »
Thomas remarqua le club de golf et fronça les sourcils. « Qu'est-ce que c'est ?
— Un de tes fers.
— Je vois bien. Mais que comptes-tu en faire ? »
Anna passa devant lui et se dirigea vers la cuisine.
Thomas la suivit. « Alors, qu'as-tu l'intention de faire avec ce club ?
— Il m'a semblé que c'était une bonne idée de le garder en haut. Juste au cas où...
— Au cas où quoi ? Anna, donne-le-moi. Je vais le remettre à sa place. »
Anna l'empêcha de prendre le club. « Non... nous ne savons pas ce qui peut... nous pouvons en avoir besoin. »
Thomas laissa retomber sa main. Sa mâchoire se contracta violemment. « Tu ne vas pas recommencer, dit-il.
— Cet homme est en liberté on ne sait où, Thomas. »
Il détourna les yeux, le regard dur.
« Je ne te comprends pas. Anna. Tu n'es jamais contente. Ton fils est de retour à la maison et...
— Notre fils », rectifia Anna. Puis elle dit rapidement. « Pardon, chéri. »
Il lui jeta un regard noir et lui tourna le dos. Il contempla la bouteille de Champagne. « J'avais pensé que tu aimerais boire une coupe avec moi et parler un peu de cette journée.
— Je te rejoins, Tom. Tout de suite. »
Thomas posa la bouteille sur la table et quitta la pièce. Anna attendit d'entendre son pas dans l'escalier avant de pénétrer dans le salon. Elle écarta les rideaux et regarda dans la rue. La faible lueur d'un lampadaire projetait sur l'asphalte les ombres noires des feuilles qui ondoyaient au moindre souffle dans les arbres. Elle éteignit les lumières et s'assit près de la fenêtre, les mains serrées sur le métal froid du club. L'éclat de la lune fit luire l'acier poli.
Un seul coup serait suffisant, réfléchit-elle calmement. On n'est jamais trop prudent avec les enfants. Tout peut arriver.
Elle leva les yeux vers l'horloge, dans l'angle de la pièce. Il était presque minuit. Je ne vais pas m'attar-der longtemps, pensa-t-elle. Elle décida qu'elle monterait rejoindre Thomas vers une heure du matin. Il serait sans doute couché en train de lire. Il suffirait à Anna de glisser le club sous le lit, de son côté.
Bientôt. Elle allait bientôt monter. A moins qu'elle n'entendît quelque chose. Dans ce cas, elle resterait assise ici durant toute la nuit.
Ses yeux s'arrêtèrent sur la photo d'un petit garçon joufflu aux boucles dorées qui riait dans l'obscurité, sur le manteau de la cheminée.
Elle serra son arme encore plus fort. Oui, elle en serait capable. S'il le fallait.
C'est seulement lorsque la lueur blafarde de l'aube eut repoussé les ombres de la nuit que les yeux las d'Anna finirent par céder au sommeil. La tête inclinée sur l'épaule, elle s'endormit, les doigts crispés sur le manche du club.
« Pouvez-vous éteindre votre cigarette, monsieur ? »
Rambo leva les yeux vers la fille aux cheveux nattés, vêtue d'une combinaison maculée de graisse, qui passait la tête à la fenêtre de sa voiture.
« Bien sûr, bien sûr, dit-il en écrasant son mégot dans le cendrier.
— Le plein ? »
Rambo considéra son mince portefeuille et en sortit un billet froissé. « Mettez-en pour cinq dollars », dit-il.
La fille se dirigea vers l'arrière de la voiture. Rambo la surveilla dans le rétroviseur extérieur, se demandant pourquoi on laissait les femmes faire ce genre de boulot dans le Nord. C'était idiot avec tous ces braves types au chômage. « Pardon, ma'ame, avez-vous le téléphone ? »
Elle lui désigna la station-service. Rambo ajusta ses lunettes noires, rabaissa le bord de son chapeau et sortit de la voiture. Il marcha d'un air emprunté, à reculons, jusqu'au téléphone accroché au mur, entre les toilettes pour hommes et les toilettes pour femmes. Il était encore tôt dans la matinée ; il n'y avait personne. Il sortit un bout de papier de sa poche-revolver et introduisit la monnaie dans l'appareil.
Pendant toute la nuit, il s'était demandé s'il devait téléphoner ou non, attendant un signe, un mot. En vain. Il avait lu avec avidité le Livre des Juges, inscrit des notes dans la marge, s'armant de courage pour sa mission. A l'aube, il avait pris sa décision. Il composa le numéro que lui avaient donné les renseignements et approcha le combiné de son oreille. Des cercles de transpiration s'agrandissaient sous les bras de sa chemise ; le tissu collait dans son dos. Il devait frapper en plein cœur, faire comprendre à ce barbare qu'il fallait payer. Le malin avait été découvert, il devait être puni. Telle était la volonté de Dieu.
Il y eut un déclic dans l'écouteur. Rambo prit une profonde inspiration. Mais la tonalité indiquant que la ligne était occupée bourdonna à son oreille.
« Damnation », dit-il à voix haute et en raccrochant brutalement.
La fille en salopette lui fit signe qu'elle avait terminé.
Rambo enfonça ses mains dans ses poches et scruta le téléphone d'un œil courroucé. Soudain, il comprit. C'était le signal qu'il attendait. On lui faisait comprendre qu'il devait aller frapper sans prévenir. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Apaisé, il récupéra sa pièce et se hâta vers sa voiture.
Il y avait une demi-heure de route jusqu'à l'autoroute de Millgate, et Rambo garda le pied légèrement pressé sur l'accélérateur, portant constamment son attention du compteur aux bas-côtés de la route. Il avait hâte d'arriver, mais il préférait ne pas se faire remarquer par les policiers qui risquaient d'être embusqués sur le bord de la chaussée.
A ses yeux, l'autoroute de Millgate avait un avantage primordial, c'était d'être à peu près toujours déserte depuis l'ouverture de l'autoroute du Connecticut..Il s'y engagea avec une sensation de soulagement, malgré la surface truffée de nids-de-poule qui rendaient la conduite dangereuse, même pour la plus robuste des voitures. La Chevrolet bleue de Rambo, avec ses trous de rouille dans le plancher, bouchés par du papier journal, et quatre pneus complètement lisses, vibrait de toutes ses tôles à la moindre dépression dans la chaussée. Il se cramponna au volant et garda l'œil braqué sur la route tout en psalmodiant des versets à mi-voix.
Bien qu'il le guettât depuis le début, il sursauta en apercevant le panneau qui indiquait la prochaine sortie pour Stanwich. Surveillant les alentours, il parcourut les derniers kilomètres au ralenti.
Rien n'avait changé. Plus de dix ans après, chaque détail était resté gravé dans sa mémoire. Ce jour-là, ils roulaient en sens inverse, bien sûr ; ils rentraient en direction du sud, après l'enterrement de l'un des cousins de Dorothy dans l'Etat de New York. Voilà pourquoi tout s'était passé si facilement. Personne n'avait mis en doute leur histoire lorsqu'ils avaient raconté que Paul était le fils de leur parent décédé et qu'il s'était retrouvé seul au monde. Rambo regarda attentivement de l'autre côté de l'autoroute. C'était l'endroit exact. Ils s'apprêtaient à quitter la route parce qu'il avait eu envie de pisser. C'est alors qu'il avait vu la scène. Il avait mis un moment avant de comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux.
Plus de dix années s'étaient écoulées depuis le jour où il s'était accroupi là, dans les buissons, témoin et ensuite complice. Et Dieu sait s'il avait souffert par la suite, mais jamais autant qu'aujourd'hui. Il avait néanmoins tout supporté. Et à présent, il allait avoir sa revanche.
Rambo entendit les voix résonner comme un glas à son oreille. « Malheur à celui qui détourne le nécessiteux de la justice et prive les pauvres de mon peuple de leurs droits. »
La flèche sur la droite indiquait la sortie de Stanwich. Le moment tant attendu était arrivé. Rambo tourna le volant et prit les paisibles petites routes qui bordaient les demeures de quelques riches privilégiés.
« Buddy, excusez-moi de vous déranger. Je sais qu'il est tôt. Mais il fallait que je vous appelle. Je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit à cause de ce Rambo. »
Paul s'arrêta dans l'escalier, tendit l'oreille.
« Je me sentirais tellement plus rassurée si nous avions une protection de la police pour Paul. Jusqu'à ce que cet homme soit arrêté. Je vous en prie, ne me dites pas que je deviens paranoïaque. Je ne le supporterai plus. »
Paul pensa à son père, sans doute planqué à un coin de rue quelque part, en train de proférer des imprécations. Au souvenir du regard fou de Rambo, de ses accusations, de ses divagations sur le diable, un goût de bile lui monta à la bouche. La faim qui l'avait réveillé se calma. Anna, dans la cuisine, implorait toujours le policier.
« Buddy, qui nous dit qu'il n'est pas dangereux ? Le fait qu'il n'ait jamais fait de mal à l'enfant ne signifie pas qu'il se tiendra tranquille. Je ne sentirai pas mon fils en sécurité tant que cet individu sera en liberté. »
Paul descendit les dernières marches à pas de loup et ouvrit sans faire de bruit la porte d'entrée. Il s'avança sur le porche et referma la porte derrière lui. Le jardin humide de rosée scintillait dans le soleil du matin et la paisible route de campagne semblait intemporelle. La sérénité du paysage alentour lui souleva le cœur. Il n'appartenait pas à cet endroit.
« Sam », appela-t-il à voix basse, dans l'espoir d'apercevoir la silhouette familière de son petit compagnon. Des oiseaux pépiaient dans la voûte des arbres, preuve que Sam ne se trouvait pas dans le voisinage immédiat. Paul se dirigea vers l'arrière de la maison.
« Sam ! » cria-t-il.
Il scruta le jardin en pente, la balançoire et le potager. Il y avait une petite cabane à l'orée des bois. Paul alla jeter un coup d'œil à l'intérieur. Il distingua quelques râteaux et des pelles dans l'obscurité. Il referma la porte et inspecta les bois qui s'étendaient derrière la pelouse. Les rayons du soleil filtraient à travers les branches et on entendait par intermittence le roulement lointain d'une voiture sur l'autoroute. Il appela Sam mais rien ne bougea parmi les arbres.
Après avoir longé la lisière des bois, Paul franchit un ruisseau qui serpentait à travers la propriété voisine. De l'autre côté s'élevait une longue haie de lilas au bout de laquelle on apercevait le haut d'une vaste maison aux fenêtres encadrées de bois sombre et à la façade ornée de motifs de stuc. Le toit surmonté de pignons et de tourelles lui donnait l'apparence d'un château. Paul se figea. C'était la plus grande maison qu'il eût jamais vue. Puis il se baissa et, courbé en deux, rasa la haie, attentif au moindre mouvement dans les hautes branches des lilas, s'avançant pas à pas vers l'imposante demeure.
En s'approchant, il eut l'oeil distrait par un scintillement derrière la haie. Plongeant son regard à travers les branches, il vit une grande piscine rectangulaire qui miroitait au soleil. Un bateau, modèle réduit à la coque en bois verni, déployait ses voiles blanches sur la surface turquoise de l'eau. Une terrasse meublée de tables et de sièges de jardin en fer forgé blanc encadrait la piscine.
Un genou plié au bord du bassin, un homme en tenue de sport contrôlait la marche du navire à l'aide d'un dispositif de télécommande. Sous sa main, l'élégant voilier fendait l'eau, gonflant ses voiles immaculées dans la brise légère.
Près de lui se tenait un homme plus âgé à la chevelure grisonnante et aux lunettes à monture d'écaillé. Il regarda le propriétaire du bateau d'un air inquiet pendant quelques minutes, puis s eclaircit la gorge.
« Il peut vous paraître mal choisi de ma part de me présenter chez vous un dimanche, dit-il, mais il me semble extrêmement urgent de résoudre ce problème.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie », dit l'autre sans pour autant détourner son attention du modèle réduit.
L'homme plus âgé attendit que son interlocuteur levât la tête vers lui. Mais à la longue, il devint évident que ce dernier n'en avait pas l'intention. Le vieil homme s'adressa alors à son hôte
« Monsieur Stewart, lorsque j'ai accepté de vous vendre la Wilcox Company, nous sommes convenus par accord verbal que vous garderiez le président et tous les membres de notre comité directeur. Or, hier après-midi, ils ont tous reçu leur lettre de licenciement et ont été informés de votre intention de renouveler entièrement le personnel. Je veux présumer qu'il s'agit d'un malentendu, d'une erreur en quelque sorte ; c'est pourquoi je suis venu en discuter sur-le-champ avec vous.
— Non, il ne s'agit pas d'une erreur », murmura l'homme agenouillé près de la piscine. Il fit venir le bateau vers lui et arrangea avec soin le gréement des voiles. D'une légère poussée, il éloigna ensuite le voilier.
« Monsieur Stewart, comme vous le savez, mon père a lui-même créé la Wilcox Company et nous avons toujours traité nos employés comme des membres de la famille. En retour, beaucoup de ces gens ont consacré vingt années ou plus de leur existence à notre société. Ils s'y sentent chez eux. Je vous ai expliqué tout cela avant la vente. J'ai cédé cette affaire uniquement parce que ma santé ne me permettait plus de continuer à la diriger. Mais vous m'aviez promis d'assurer l'avenir de mes employés. »
Edward Stewart finit par se tourner vers le vieil homme courroucé. « Monsieur Wilcox, votre société est loin d'être bénéficiaire. Je suis dans les affaires pour gagner de l'argent. Vous et vos directeurs ne vous êtes pas montrés très efficaces en ce domaine. J'ai l'intention de changer cette situation.
— Mais vous m'aviez donné votre parole ! Vous m'aviez promis...
— Monsieur Wilcox, dit patiemment Edward Stewart, j'ai changé d'avis, après réflexion. C'est mon droit. A présent, c'est moi qui suis propriétaire de la Wilcox Company. »
Le vieil homme serra les poings. « Si j'avais su que telle était votre intention, jamais je ne vous aurais vendu la société. C'est contraire à tout ce pour quoi j'ai travaillé, à tous mes principes. Je vous prenais pour un gentleman. J'ai cru en votre parole, et vous m'avez menti. »
Edward Stewart se redressa et se dirigea de l'autre côté du bassin, couvant son voilier d'un regard plein de tendresse. Sous sa commande, le bateau évolua sur le miroir de l'eau. Au bout d'un moment, il s'agenouilla à nouveau au bord de la piscine et secoua la tête avec admiration. « N'est-il pas splendide ? Je crois que c'est l'un de mes modèles les plus réussis. »
Wilcox lui lança un regard chargé d'indignation derrière les verres épais de ses lunettes. « Je ne suis pas venu pour admirer votre flotte, monsieur. J'exige de vous une réponse. »
Détournant enfin son attention du modèle réduit, Edward dévisagea froidement son interlocuteur. « Wilcox, dit-il, ces bateaux sont mon violon d'Ingres. Les fabriquer et les regarder naviguer me procure une véritable détente, un plaisir intense. En réalité, rien ne me satisfait autant que de voir l'un de mes navires réagir à chacune de mes commandes. »
Le visage de Wilcox se contracta comme s'il avait reçu une gifle.
« Vous devriez avoir un hobby vous aussi, lui conseilla Edward avec un vague sourire. Vous aurez tout le temps à présent. Finis les soucis de travail. Je vous recommande les modèles réduits.
— Je vous poursuivrai en justice, monsieur », dit Wilcox en le regardant droit dans les yeux.
Edward haussa les épaules. « Vous aurez du mal à soutenir une accusation. Un passe-temps, monsieur Wilcox. Un passe-temps, voilà ce qu'il vous faut. »
Les yeux du vieil homme étaient pleins de rage, mais chacun de ses muscles semblait s'être relâché. Il traversa dignement la terrasse et entra dans la maison.
« Notre domestique va vous reconduire », lui cria Edward, mais il avait déjà disparu.
Edward se concentra à nouveau sur son bateau. Il l'amena à lui, le sortit de l'eau et examina la coque.
Paul se rendit compte qu'il tremblait de tous ses membres. Il respira profondément, s'efforçant de se maîtriser. Et alors ? se dit-il. Qu'est-ce que ça peut te faire ? Ce sont des histoires d'hommes d'affaires. Tu t'en fiches. Mais il eut beau se sermonner, il se sentit inexplicablement attristé par la scène dont il venait d'être le témoin. La colère désespérée du vieil homme l'emplissait de pitié, et le type avec son bateau qui avait si mal traité ce pauvre vieux le dégoûtait. C'est pas tes oignons, se répéta-t-il. Mais il n'avait pas envie d'aller demander à cet individu s'il avait vu son chat. Il attendit d'avoir retrouvé son calme et rebroussa chemin. Il avait à peine fait quelques pas lorsqu'un chat rayé gris et noir surgit de dessous les buissons devant lui.
« Sam ! » s'écria-t-il.
Edward Stewart leva brusquement la tête ; le bateau lui glissa des doigts et tomba dans la piscine avec un plouf. « Qui est là ? » demanda-t-il.
Sam détala en direction du ruisseau. Paul hésita, faillit s'enfuir en courant, puis se ravisa et sortit de la haie en levant les mains, comme s'il se rendait. « Je suis désolé de vous déranger, s'excusa-t-il. Je cherchais mon chat et je l'ai vu dans ces buissons. »
L'homme blêmit à la vue du jeune garçon et le dévisagea sans mot dire. Pendant l'espace d'une seconde le reflet d'une angoisse proche de la peur passa dans ses yeux gris. Un tic agita ensuite sa paupière gauche et il posa sur l'adolescent un regard froid.
« J'étais à la recherche de mon chat, répéta Paul. Je m'excuse de vous avoir dérangé. »
L'homme parut se détendre. Il desserra les poings, s eclaircit la gorge.
« Je m'excuse... dit Paul.
— La prochaine fois que tu viendras ici, Paul, prononça enfin Edward, fais-toi tout simplement annoncer. »
Paul resta interloqué. Son visage s'allongea. « Vous me connaissez ? »
Edward lui adressa un petit sourire. « Ma femme et moi sommes les voisins de tes parents depuis de nombreuses années. » Il l'examina attentivement. « A dire vrai, nous t'avons connu lorsque tu étais petit. Peut-être te souviens-tu de moi ? »
Paul se balança d'un pied sur l'autre, les yeux baissés.
« Eh bien, j'étais petit lorsque c'est arrivé, alors vous savez...
— Oui, bien sûr. »
Edward se mit à le dévisager avec une telle insistance que Paul eut l'impression désagréable d'être jaugé comme un criminel échappé de prison. Il chercha désespérément quelque chose à dire. Son regard tomba sur le bateau.
« C'est à vous ?
— Oui. C'est moi qui l'ai fabriqué. J'ai fait des maquettes de quelques-uns des plus grands voiliers du monde. Mon atelier est installé dans ce moulin là-bas.
— C'est formidable », bredouilla Paul.
Le son perçant d'une voix furieuse qui criait son nom l'emplit d'un soulagement inespéré. Tournant la tête vers la maison, il vit Tracy s'avancer vers la terrasse.
Elle fusilla son frère du regard. « Maman te cherche partout.
— J'arrive. J'avais perdu mon chat.
— Je viens de le voir.
— Bonjour, Tracy, dit Edward.
— Bonjour, monsieur Stewart. Tu dois rentrer à la maison, Paul. » Sans ajouter un mot, elle pivota sur elle-même et repartit.
Paul haussa les épaules et fit un pas en arrière. « Bon... Je suis content de vous avoir rencontré, dit-il.
— A un de ces jours », dit Edward.
Paul lui adressa un sourire timide. Il recula de quelques pas, fit demi-tour et s'enfonça dans la haie de lilas.
Edward le suivit du regard, ses impassibles yeux gris rivés sur la silhouette qui disparaissait à travers le feuillage. Derrière lui, le voilier vint heurter le bord de la piscine et chavira ; la coque disparut à moitié sous l'eau. Détrempées, les voiles légères flottèrent à la surface comme des épaves.
Tracy grimpa les marches du porche en frappant du pied et passa devant sa mère.
« Il était chez les Stewart. Il arrive », dit Tracy en claquant la porte à moustiquaire derrière elle.
Anna ferma les yeux pendant une seconde. Tout son corps se détendit. « Merci, Tracy. »
Thomas sortit sur le porche en tirant son sac de golf derrière lui. Il le posa contre la balustrade et examina ses clubs l'un après l'autre.
« J'ai remis le fer à sa place, dit Anna au bout d'un moment.
— C'est ce que j'ai vu. As-tu retrouvé Paul ?
— Il était à côté. Tracy est allée le chercher chez les Stewart.
— Qu'était-il allé faire là-bas ?
— Je ne sais pas. Quand Edward t'a-t-il invité à jouer au golf ?
— Hier, en me raccompagnant ici. J'ai oublié de te le dire.
— Ça m'étonne. Pas toi ? »
Thomas la regarda. « Pourquoi ?
— Eh bien, tu connais Edward. Ce n'est pas précisément son genre. »
Thomas sourit. « C'est le moins qu'on puisse dire. Mais il a manifesté un intérêt très vif pour Paul. Il nous a aimablement invités à son club. Peut-être Iris l'y a-t-elle poussé.
— Peut-être. » Mais Anna avait du mal à imaginer Edward prenant en compte les suggestions de sa femme. « Ce sera sûrement très agréable, dit-elle.
— J'ai pensé que ça pourrait distraire Paul. »
Anna ne voulut pas lui montrer combien elle était
heureuse de l'entendre s'intéresser à leur fils.
« Nous pourrions aller tous ensemble à la plage, plus tard. Cet après-midi, si tu veux. Lorsque nous serons rentrés.
— Chéri, dit-elle, je suis désolée pour la nuit dernière. J'avais l'intention de monter me coucher, mais j'étais exténuée et j'ai dû m'endormir dans mon fauteuil.
— Ça ne fait rien.
— A partir d'aujourd'hui, tout va changer. »
Elle le serra dans ses bras et il prolongea leur étreinte.
« Je ferais mieux d'aller préparer le petit déjeuner », dit-elle.
Mais elle vit Paul apparaître au fond du jardin. Elle le regarda s'avancer lentement, parlant tout bas à son chat.
Brusquement, au moment où il atteignait l'emplacement de l'enclos où il jouait lorsqu'il était enfant, Anna vit passer sur son visage une expression de désarroi qui se transforma en grimace de souffrance. Il laissa tomber son chat qui atterrit en boule à ses pieds. Portant la main à son front, il se frotta les sourcils, les traits soudain contractés par la douleur.
« Tom, murmura Anna. Il ne va pas bien. » Elle hésita une seconde, puis descendit d'un bond les marches du porche en bousculant son mari au passage.
« Paul ! cria-t-elle. Qu'est-ce que tu as ? »
Le chat leva la tête vers elle, mais Paul ne la regarda pas.
« Rien », dit-il, les yeux fixés sur le sol. Il passa rapidement devant elle et pénétra dans la maison. Il était blanc comme un linge. Anna le vit entrer dans la cuisine et saluer sa sœur assise à la table. Tracy lui répondit en marmonnant.
Les mains crispées l'une contre l'autre, Anna reporta son regard sur l'endroit où se trouvait autrefois le parc à jeux.
Flairant l'herbe, le chat parcourait prudemment le territoire inconnu, se méfiant de chaque pierre, de chaque brin d'herbe.
6
Les branches mortes cinglaient ses bras nus, des insectes bourdonnaient autour de son chapeau, tandis qu'il s'avançait péniblement dans l'épais taillis d'arbres et de buissons du rough. Il n'avait eu aucun mal à trouver Hidden Woods Lane à la sortie de l'autoroute, ce matin. Il avait garé sa voiture dans un chemin de terre à un croisement, et attendu. Il avait vu l'homme à la Cadillac s'arrêter pour prendre le gosse et son père et les avait suivis jusqu'au terrain de golf. Après avoir escaladé une clôture, il avait suivi leur parcours, tapi dans les arbres et les buissons tout au long du fairway. Ils en étaient au septième trou. C'était plutôt risible de voir le gamin lambiner derrière les deux hommes, manifestement peu intéressé par la partie, transpirant sous le soleil dans sa vieille veste. Lange s'efforçait de se montrer patient avec le maudit drôle, mais le gosse ne faisait pas attention à ses explications. Il se traînait sans un sourire, les épaules tombantes. Rambo se demanda avec amertume si l'homme était satisfait aujourd'hui d'avoir retrouvé ce sale cabochard. Les voix s'adressèrent à lui à nouveau, maudissant l'ingratitude de l'enfant et son retour au pays de l'or et de l'argent, où personne ne discerne le bien du mal. Ses lèvres marmonnaient les paroles qu'il entendait dans sa tête.
Thomas leva son club et frappa d'un grand coup la balle qui partit en direction du septième trou.
« Bien joué », dit Edward.
Thomas regarda la balle retomber. « Pas mal, reconnut-il, étant donné mon manque d'entraînement. »
Edward lui fit signe de poursuivre. « Vous avez une chance de faire un birdie ce coup-ci », dit-il.
Thomas tendit un club à Paul. Ils avaient joué alternativement pendant les six premiers trous. Faisant mine d'ignorer la physionomie maussade du garçon, il s'efforçait consciencieusement d'apprendre à son fils la manière de préparer un coup et de frapper la balle. « Utilise ce club pour ce coup-ci, dit-il. On pourra peut-être arriver directement sur le green. »
Paul contempla le fer que lui tendait son père avant de le repousser. « Je suis un peu fatigué. Est-ce que je peux rentrer ? »
Thomas remit soigneusement le club dans son sac. « Si tu veux. » Il se tourna vers son hôte. « Paul peut-il nous attendre au club house, Edward ? »
Edward hocha la tête. « Bien entendu.
— Nous n'avons plus que deux trous à jouer après celui-ci, insista Thomas. Tu ne veux vraiment pas rester jusqu'à la fin ?
— Non.
— Bien. » Thomas regarda Paul se diriger lentement vers le club house.
Rambo approuva le gosse. Ce sport lui paraissait sans intérêt. Il chassa un moucheron qui voletait autour de sa tête et attendit impatiemment qu'Edward jouât.
Edward se plaça devant la balle, se balança légèrement d'un pied sur l'autre et fit pivoter son club en arrière. A cet instant, Rambo voulut se baisser pour mieux voir et fit craquer des branches. Edward frappa un peu trop violemment et la balle dévia de sa trajectoire et roula jusque dans un bunker. Il piqua un fard. « Avez-vous entendu ce bruit dans le rough ? Ça m'a gêné. » Il jeta un regard exaspéré vers les buissons, monta sur la butte au-dessus du bunker et se baissa vers la balle d'un air contrarié. « Il va falloir que je la sorte de là, à présent, marmonna-t-il. Continuez. »
Thomas contempla le petit point blanc que formait sa propre balle sur le fairway. « Je vous retrouve plus loin », dit-il.
En le voyant passer près de lui, Rambo prit sa décision. C'était le moment ou jamais.
Lorsque Thomas eut parcouru la moitié du fairway, Rambo se rapprocha furtivement du bunker. Edward s'y était engagé avec précaution ; une grimace déformait son visage au contact du sable qui pénétrait dans ses chaussures. Rambo écarta les buissons et courut jusqu'au bord du bunker. Après s'être assuré qu'il n'y avait personne en vue, il s'éclaircit la gorge.
« Monsieur Stewart. »
Edward se raidit, humilié qu'on pût le voir dans cette fâcheuse situation. Il regarda d'un air exaspéré autour de lui, prêt à fusiller des yeux celui qui l'interpellait et fronça les sourcils à la vue inattendue de l'individu pâle et nerveux qui se tenait devant lui. On aurait pu le prendre pour un vieux caddie s'il n'avait eu aux pieds des souliers d'un noir brillant, vraisemblablement en plastique. Edward se détendit. Ce n'était visiblement pas quelqu'un d'important.
« Oui.
— Approchez-vous, dit Rambo. J'ai quelque chose à vous dire.
— Si vous avez un message pour moi, faites vite. Vous interrompez ma partie. »
Rambo le dévisagea, décontenancé par sa réaction. Il secoua un index pointé dans sa direction. « Je suis là pour prêcher la Parole de Dieu, se mit-il à psalmodier. Pour rendre la Justice du Seigneur.
— Dans votre propre intérêt, monsieur, dit Edward, je vous conseille d'aller répandre vos bonnes paroles ailleurs et de quitter immédiatement ce terrain de golf. » Il tourna le dos et approcha la face de son club de la balle à moitié enterrée.
« Le Seigneur m'a parlé. Par deux fois, il m'a signifié d'aller exercer sa Justice sur vous.
— Je vous préviens...
— Malheur à vous, impie. Il est plus aisé pour un chameau de passer par le trou d'une aiguille que pour un riche...
— En voilà assez ! s'écria Edward. Je vais vous faire jeter dehors. »
Rambo fit un pas en arrière. « Je vous ai vu, chuchota-t-il. Ce jour-là, sur l'autoroute. Il y a onze ans. J'ai vu ce que vous avez fait. »
Edward se figea. Son visage blêmit sous sa casquette de golf.
« J'ignore de quoi vous parlez, murmura-t-il.
— Du jeune garçon, le fils de votre ami, dit Rambo en tendant le bras dans la direction où Paul s'était éloigné. J'étais dans les buissons. J'ai tout vu. »
Edward dévisagea l'homme. Et soudain, il comprit pourquoi il lui semblait le reconnaître. Il revit les photos, parues dans la presse, de l'individu décharné, toujours coiffé d'un chapeau. « Rambo, souffla-t-il.
— Vous y êtes, s'écria Rambo triomphant. La voix du Seigneur sur la Terre. »
Edward sentit une angoisse épouvantable le tenailler à mesure que les paroles de Rambo pénétraient dans son esprit. Il réfléchit à toute vitesse. Rambo devait être fou pour avoir osé venir ici avec la présence de Thomas et du garçon.
Il s'humecta plusieurs fois les lèvres, s'efforçant de se concentrer. Mais seules des images fulgurantes de scandale traversaient son cerveau.
« Que désirez-vous ? murmura-t-il dans un souffle, les yeux rivés sur le visage hagard de Rambo.
— Le Seigneur m'a chargé d'une mission, clama Rambo. J'ai une tâche à accomplir. Achever Son œuvre avec l'aide de votre argent. Vous serez sauvé si vous me donnez cet argent. »
Chantage, pensa Edward. En quelque sorte, cette constatation le soulagea un peu. Au début, il avait cru qu'un bras vengeur s'abattait sur lui, que le jour tant redouté était arrivé. L'allusion à l'argent lui remit brutalement les idées en place. Il dévisagea l'homme en face de lui, qui était manifestement fauché. « Que voulez-vous ? » répéta-t-il avec plus d'assurance.
La question sembla tirer Rambo de ses divagations. « De l'argent, répondit-il. Assez pour que je puisse m'en aller.
— Et si je ne vous en donne pas ?
— J'irai vous dénoncer à la police. »
La violence de la menace fit frémir Edward. D'une main tremblante, il essuya son front sous sa casquette. L'estomac noué, il sentait des bouffées de chaleur le parcourir.
« Qui d'autre est au courant à part vous ?
— Ne vous faites pas de bile pour ça. Personne en dehors de moi. Ma femme le savait. Elle se trouvait avec moi ce jour-là. Mais elle est morte. Et le garçon le sait aussi, je présume.
— Vous lui avez raconté ce qui est arrivé ?
— Bien sûr que non ! Mais il était présent, non ? Peut-être se souvient-il. J'en sais rien. Autrement, personne.
— Pourquoi avoir attendu si longtemps, chuchota Edward. Pourquoi maintenant ? »
Rambo eut un sourire rusé. « Je ne savais pas que c'était vous. Pas avant de vous avoir vu à la télévision, hier. Alors je vous ai reconnu, vous et votre voiture de luxe, avec l'aigle. Pas fameux conducteur, hein ?
— La télévision ? » Edward resta un moment avant de se souvenir de l'interview chez les Lange. Sa Cadillac était visible dans l'allée. Il étouffa un grognement en se rappelant la façon dont il s'était laissé convaincre d'apparaître à l'écran. Ressaisis-toi, à présent. Fais fonctionner ton cerveau. Il dévisagea Rambo. Cet homme est fou, pensa-t-il. Il n'a aucune preuve.
Le coeur battant à tout rompre, il se força à ramasser calmement sa balle de golf et s'adressa doucement à Rambo « Ainsi, si je ne vous donne pas... cet argent, vous irez raconter votre histoire à la police, c'est bien ça ? »
Rambo parut vidé. « C'est ça. »
Edward poursuivit sans perdre son sang-froid : « Alors que vous risquez la prison à vie si l'on vous arrête, vous iriez droit au poste de police le plus proche ?
— En fait, répondit évasivement Rambo, je pourrais ne pas m'y rendre en personne. »
Pour la première fois, Edward retrouva son aplomb. Il se sentit maître de la situation. Rambo était un pauvre type minable. Un pitoyable pleurnichard sans importance dont il n'avait rien à craindre. « Comment allez-vous vous y prendre ? interrogea-t-il. En leur envoyant un télégramme ? Une lettre anonyme ?
— J'ai un moyen, affirma Rambo, soudain méfiant.
— Je ne vous crois pas, déclara Edward d'un ton cassant. Je ne crois pas que vous le ferez. »
Les traits de Rambo s'affaissèrent ; sa voix monta.
« Donnez-moi l'argent, cria-t-il, ou vous allez voir ! » Il fouilla dans la poche de sa chemise, en sortit une cigarette et des allumettes. Il coinça sa cigarette entre ses lèvres, l'alluma et se mit à aspirer la fumée comme si elle lui procurait paradoxalement de l'oxygène.
« Laissez-moi vous dire une chose, monsieur Rambo, dit Edward sèchement. J'appartiens à la meilleure société de cette ville. Pour parler clairement, je possède l'argent et le pouvoir. Qui croyez-vous capable de mettre ma parole en doute face à la vôtre ? »
A ces mots, une nouvelle crise de mysticisme enflamma Rambo, et il se répandit en invectives. « Que feras-tu au jour du Jugement dernier ? Auprès de qui chercheras-tu refuge ? Qu'adviendra-t-il de tes richesses ? »
Edward se redressa de toute sa hauteur. « Vous êtes un criminel en fuite. Un fugitif. Un homme traqué. »
Rambo courba les épaules comme si son accès de violence l'avait épuisé.
Edward sentit qu'il était en train de gagner la bataille. « Si vous réfléchissez, dit-il lentement, vous admettrez que c'est une idée absurde. »
Rambo regarda d'un air impuissant celui qu'il considérait il y a encore un instant comme sa proie. « J'ai besoin de cet argent, gémit-il.
— Je n'en doute pas, rétorqua Edward. Mais ce n'est pas de moi que vous l'obtiendrez. Maintenant, déguerpissez avant que je n'appelle la police. »
Rambo resta bouche bée, essayant vainement de formuler une réplique. « Le Jour du Jugement dernier...
— Filez ! »
Rambo recula de quelques pas. Lorsqu'il atteignit le rough, il fit demi-tour et se sauva à toutes jambes dans le taillis. Edward l'entendit faire craquer les branches, comme un lapin détalant devant une meute de chiens.
Tout en regardant froidement Rambo s'enfuir, Edward sentait son cœur battre à grands coups. Il s'était débarrassé de lui avec facilité. Il avait retourné la situation à son avantage. Mais l'angoisse lui serrait encore la poitrine. Il regarda la balle dans sa main et, levant son bras en arrière, il la lança aussi loin qu'il le put vers le fairway. Puis il se hissa hors du bunker.
Debout près du green, Thomas scrutait le terrain. Avec un sourire forcé, Edward lui indiqua d'un signe de la main qu'il était sorti du bunker et se préparait au coup suivant.
Il alla choisir un club dans son chariot. Tu t'es débarrassé de lui, se dit-il, cherchant à se rassurer. Il n'y a rien à craindre. Il ne reviendra plus.
Au moment où il se plaçait devant la balle, il remarqua un petit carré de carton blanc sur l'herbe, au bord du bunker. Il alla le ramasser, l'examina. C'était une boîte d'allumettes, portant le nom du La-Z Pines Motel, Kingsburgh, New York, inscrit en lettres poin-tillées. « Gus deBlakey, Prop. »
Edward regarda les buissons dans lesquels avait disparu Rambo. Il a tout vu, songea-t-il à nouveau. Il sait ce que j'ai fait.
Il mit la boîte d'allumettes dans sa poche, retourna devant sa balle et se prépara à frapper. Il répartit son poids, toucha la balle avec la face du club afin de s'assurer que le coup serait parfaitement droit, leva la canne en arrière et tapa de toute sa force. Avant qu'il ne levât la tête, la balle volait vers le green, hors de sa vue. Parfait, estima-t-il. Tu ne rates jamais ton coup. Tu ne dois jamais rater ton coup.
« Aimes-tu la plage, Paul ? » interrogea Anna au moment où Paul et Tracy sortaient de la voiture. Tracy traversa la route étroite et se dirigea vers la passerelle en planches qui bordait les dunes.
« Je n'y suis jamais allé », avoua Paul en chargeant sur son épaule la chaise de plage en aluminium.
Il a l'air d'un gosse abandonné, se dit Anna. Elle prit le panier de pique-nique dans le coffre. « Tu y viendras souvent à partir d'aujourd'hui, promit-elle. Nous allons te procurer un laissez-passer et t'acheter un maillot de bain. N'est-ce pas, Tom ? »
Thomas refermait la portière. « Quoi ? »
Anna lui tendit le panier de pique-nique tandis que Paul traversait la route, suivant Tracy. « Tu es terriblement silencieux, fit-elle remarquer.
— Je réfléchissais, dit-il en emboîtant le pas aux enfants.
— Tu ne m'as pas raconté ta partie de golf. Est-ce que Paul s'est amusé ?
— Je n'en sais rien. Je l'espère. »
En haut des dunes on apercevait les eaux calmes du Long Island Sound qui s'étendaient jusqu'à l'horizon. Anna rejoignit Paul.
« Alors, qu'en dis-tu ?
— C'est beau. »
Indifférent, Thomas installait les sièges sur le sable.
Tracy avait rejoint un groupe d'amis qui bronzaient au soleil, au pied de la chaise du maître nageur.
« Tu ferais mieux de te mettre un peu de crème, conseilla Anna en remarquant la peau pâle de son fils.
— Je vais faire un tour », dit-il.
Elle regarda Paul se diriger vers la mer, sa veste sur son bras. Sa peau paraissait d'un blanc maladif. Elle soupira et se laissa tomber sur la serviette étalée près de Thomas qui feuilletait son journal sur sa chaise basse. Elle lui tapota le genou.
« Veux-tu que je te mette de la crème dans le dos ? » fit-il.
Anna lui tendit le flacon. Il fit couler quelques gouttes de crème dans sa main et se mit à masser le dos nu de sa femme. « Hmmm, c'est bon, dit-elle en renversant la tête en arrière, les yeux mi-clos fixés sur l'endroit où se tenait Paul au bord de l'eau. Je crois que je vais lire un peu.
— Tu as l'air épuisée, dit Tom. Pourquoi ne ferais-tu pas un petit somme ?
— Je ne sais pas. Je préfère garder un œil sur lui.
— Pourquoi ? s'écria Thomas en jetant le flacon sur la serviette. Ce n'est plus un bébé, Anna.
— J'ai oublié de lui demander s'il savait nager. »
Thomas regarda Paul qui se tenait dans l'eau
jusqu'aux chevilles. « Je n'ai pas l'impression qu'il va être emporté par la mer », dit-il.
L'agacement dans sa voix n'échappa pas à Anna et elle chercha à l'apaiser. « Tu as raison. J'ai besoin de me détendre. » Elle s'étendit sur sa serviette et ouvrit son livre, mais elle ne pouvait s'empêcher de lever furtivement les yeux toutes les deux ou trois pages.
La chaleur du soleil sur son corps eut peu à peu un effet soporifique. Elle contempla l'étendue de sable chaud. Elle avait à peine dormi la nuit dernière et la lassitude s'empara d'elle, ses paupières se fermèrent. Elle rêva d'un petit garçon dans une mare d'eau et de lumière.
Soudain un hurlement déchirant transperça son rêve, chassant l'enfant, et Anna se réveilla en sursaut. Le cri aigu se prolongea tandis qu'elle émergeait péniblement des brumes du sommeil. La plainte d'un enfant l'emplit de terreur.
Avec un soupir, Anna se laissa retomber sur sa serviette. Puis, se rappelant Paul, elle se retourna, balaya la plage des yeux. Elle mit un moment avant de l'apercevoir.
Un homme vêtu d'une ample chemise, portant des lunettes noires et un chapeau à large bord, se tenait juste derrière lui. Tous les deux tournaient le dos à Anna. Les mains de l'homme étaient plaquées sur les épaules étroites de Paul.
« Tom ! s'exclama Anna. Regarde.
— Quoi ? » Thomas souleva un coin de son journal.
« Cet homme, dit Anna en se levant, le cœur soudain serré.
— Où vas-tu ? » demanda Thomas en voyant Anna se diriger vers le rivage, les yeux fixés sur son fils et sur l'homme derrière lui, accélérant le pas à mesure qu'elle s'approchait d'eux. « Que faites-vous ? » lança-t-elle à voix si haute que l'homme et le garçon sursautèrent.
Ils pivotèrent vers elle. Paul baissa les jumelles que l'homme venait de lui prêter et eut un mouvement de recul à la vue d'Anna. Son compagnon parut interloqué.
« Je lui montrais... » commença-t-il.
Anna voulut prendre son fils par le bras, mais Paul se débattit pour lui échapper. L'étonnement dans ses yeux fit place à la colère.
« Qu'est-ce qui vous prend ? s'écria-t-il. Il me faisait voir... »
Anna se tourna vers l'homme dont le visage coloré s'allongeait devant cet assaut d'hostilité. « Que cherchez-vous à faire avec mon fils ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.
— Rien...
— Il me montrait des poissons, cria Paul.
— Je vais appeler un policier, menaça Anna, cherchant à entraîner son fils.
— Laissez-moi tranquille, protesta Paul en s'écartant d'elle. Allez-vous-en ! »
Les mains d'Anna retombèrent. Son regard désespéré passa de Paul à l'homme au chapeau. « Ecoutez, dit sèchement ce dernier en se redressant de toute sa hauteur, je n'ai rien fait de mal. J'ai permis à votre fils de regarder dans mes jumelles. Maintenant, j'estime que vous me devez des excuses. Vous me mettez dans l'embarras devant tous ces gens. »
Anna se sentit soudain toute petite. La peur et la colère la quittèrent. Elle se passa une main sur les yeux, courba les épaules. « Je suis désolée, murmura-t-elle.
— C'est moi qui devrais appeler la police, dit l'homme.
— Je suis désolée, répéta Anna. J'ai perdu la tête. J'ai eu peur... » Ses mains pendaient mollement à ses côtés. Elle fixa un petit trou à ses pieds qu'avait laissé une coque en s'enfonçant dans le sable. Elle aurait voulu rentrer sous terre tout comme ce coquillage.
« On serait désolé à moins », dit l'homme en tirant sur les pans de sa chemise.
Paul s'éloigna d'eux d'un pas mal assuré. Ses joues étaient enflammées. Les yeux baissés, Anna fit demi-tour. Thomas se dressa sur son chemin. Il la dévisagea d'un air sévère, incrédule. Elle secoua la tête, incapable de trouver une explication.
« Partons », dit-il.
Us quittèrent la plage sans dire un mot, passèrent devant Tracy. « Veux-tu que nous te ramenions ? demanda Thomas.
— Non, dit-elle.
— Téléphone-moi plus tard. Je viendrai te chercher. »
Anna ramassa sa serviette. Paul avait disparu derrière les dunes. Il était sans doute déjà dans la voiture, honteux de l'humiliation qu'elle lui avait causée. Les lèvres tremblantes, elle souleva le panier de pique-nique, lourd de leur déjeuner intact.
7
Gus deBlakey, le propriétaire du La-Z Pines Motel, balayait le seuil du bureau de réception lorsque Albert Rambo s'engagea dans la cour. Gus s'appuya sur son balai pour regarder passer la vieille Chevrolet bleue toute cabossée. Il se demanda combien de temps ce type avait l'intention de rester. Mais son peu d'imagination ne le portait pas à s'attarder sur les clients de passage. Dieu sait s'il avait assez à faire comme ça.
Rambo claqua la portière de sa Chevrolet, ouvrit la porte de sa chambre et la referma bruyamment derrière lui. Il ne prit pas la peine d'allumer, mit en route l'air conditionné, se laissa tomber sur le lit défoncé et resta immobile, le regard fixé sur les stores vénitiens baissés. Il sortit une cigarette de sa poche, et ne trouvant pas ses allumettes, prit celles qu'il avait repérées ce matin dans le tiroir de la table de nuit.
Il ne pouvait chasser de son esprit le souvenir du regard furibond d'Edward. Un sentiment d'échec l'envahit à mesure qu'il se rappelait leur conversation sur le terrain de golf. Il n'avait aucune preuve réelle contre cet homme. Il avait compté sur l'effet de surprise pour le faire chanter. En outre, il avait reçu l'ordre de le faire. On l'avait chargé de cette mission.
Rambo prit sa Bible et s'absorba dans la lecture du chapitre marqué d'un ruban. Mais ses yeux refusaient de s'arrêter sur les mots. Au bout d'un moment, il referma le livre et le mit de côté. Lentement, il sortit son portefeuille, l'ouvrit, en contempla le maigre contenu. La pièce était silencieuse. Aucune voix divine ne s'élevait pour lui dicter sa conduite, à présent. Les choses étant ce qu'elles étaient, il n'aurait plus un sou d'ici un jour ou deux.
Il referma son portefeuille. Une photo dépassait de l'une des poches intérieures. Il la tira complètement.
C'était un portrait de Dorothy Lee, souriante dans son uniforme d'infirmière. Une vieille photo prise le jour où elle avait obtenu son brevet. Elle avait été si fière d'être diplômée.
Tenant délicatement la photo par un coin usé, il se rappela sa femme. En fait, c'était pour elle qu'il avait agi ainsi, qu'il avait pris le gamin. Elle avait tellement envie d'avoir un bébé et il ne pouvait pas lui en donner. Au service des adoptions, ils n'avaient même pas daigné s'occuper d'eux, soi-disant parce qu'il passait son temps enfermé à l'hôpital. C'est pour ça qu'il avait pris le gosse. Et voilà où ça l'avait mené !
Dorothy Lee l'avait tanné pour le forcer à garder sur lui une photo du môme, mais il avait toujours refusé. Pas question de trimbaler sur lui la photo de ce foutu gamin. C'était déjà assez pénible d'avoir à le regarder dans la réalité. Maudit gosse qui avait ruiné son existence !
Une fois l'enfant à la maison, Rambo n'avait plus compté. Comme si Dorothy Lee ne se souciait plus de lui. Il la revoyait en train de regarder la télévision, assise sur la banquette-lit dans l'obscurité de la caravane, l'enfant blotti sur ses genoux. Elle passait son temps à le bercer en fredonnant, à jouer avec ses cheveux, sans faire attention à son mari. Rambo regarda à nouveau la photo de sa femme, tenté de la déchirer. Puis il la remit dans son portefeuille.
« Tu ne peux pas comprendre, Albert, lui répétait-elle. Une mère ferait tout pour son enfant. » Lorsqu'il lui rappelait que Billy n'était pas véritablement son enfant, Dorothy l'envoyait promener. « Je suis sa mère, disait-elle, et ça ne regarde que moi. »
Soudain une voix s'éleva dans la chambre. Non pas la voix du Seigneur, mais la propre voix de Rambo. « Bien sûr ! La mère. C'est elle qui paiera. La mère ! »
Pendant un long moment, il tourna et retourna l'idée dans sa tête. Puis, croisant une jambe pardessus l'autre, il posa la Bible ouverte sur son genou osseux et se mit à marmonner à voix haute, cherchant avec fébrilité le chapitre et le verset qui l'aideraient à solliciter l'aide du Seigneur pour mener à bien cette ultime entreprise.
« Edward ? »
Edward referma la revue des anciens élèves de Princeton et la posa à côté de son assiette. Ils étaient attablés dans la vaste et sombre salle à manger de leur maison.
« Pardon ?
— Je te demandais si Paul a apprécié sa partie de golf aujourd'hui, dit Iris.
— J'ai eu l'impression, oui. »
Iris prit un petit pain dans la corbeille, en rompit un morceau qu'elle tint entre ses doigts.
« A quoi ressemble-t-il ? »
Edward lança un coup d'oeil désapprobateur sur le morceau de pain dans la main de sa femme et s'apprêta à piquer sa fourchette dans sa salade de fruits de mer. « Je ne sais pas, dit-il. Il n'a rien de particulier.
— Je suis tellement impatiente de le voir. A-t-il l'air de s'être habitué à sa nouvelle vie ? »
Les yeux d'Edward passèrent du visage de sa femme à la couture décousue de sa robe, juste au-dessus de sa taille épaissie. Il prit sa fourchette par les dents et se pencha vers Iris.
Elle le regarda, interdite, et tressaillit en sentant le manche froid de la fourchette toucher sa peau à travers le trou de sa robe.
Edward fronça le nez de dégoût. « Iris, tu n'entres plus dans tes vêtements. »
Iris eut un mouvement de recul. Ecarlate, elle croisa les bras dans l'espoir de dissimuler la partie décousue. « Je ne m'en suis pas rendu compte en m'habillant.
— Tu pourrais te montrer un peu plus soigneuse.
— Je sais. Je suis désolée.
— Tous les préparatifs sont-ils terminés pour la réception ? demanda-t-il sans la regarder.
— Oui ! » s ecria-t-elle.
Edward soupira. « Tu n'as pas besoin de crier comme ça, Iris.
— Je... j'ai téléphoné au fleuriste et au traiteur. Tout est prêt.
— A propos, tu peux rayer les Wilcox de notre liste d'invités. Ils ne viendront pas.
— Le pauvre homme semblait bouleversé en quittant la maison ce matin. Que s'est-il passé ?
— Ce sont les affaires, Iris. Ça ne te regarde pas. Raie-les de la liste. C'est tout. »
La domestique entra pour débarrasser le couvert. Iris lui tendit son assiette et surprit le regard de son mari fixé sur sa taille. Elle baissa vivement le bras.
Edward reprit son magazine. L'esprit préoccupé par les événements de la journée, il n'arrivait pas à se concentrer sur les articles qu'il parcourait.
« Iris, dit-il. J'espère que tu as une robe décente pour la soirée.
— Oui. Je compte mettre ma robe bleue, celle que je portais pour le ballet de bienfaisance. On m'en a fait de nombreux compliments. »
Un dégoût irrésistible s'empara d'Edward en la voyant approcher une pleine cuillerée de crème glacée de sa bouche. Incapable de se contenir plus longtemps, il roula prestement son magazine entre ses doigts, se leva à moitié et plongea le tube de papier glacé dans la coupe de sa femme. Iris poussa un cri. La crème éclaboussa le devant de sa robe tandis que les coins de la revue se recroquevillaient lentement dans l'entremets.
Iris leva vers son mari un regard interloqué.
« Iris, dit-il en maintenant le magazine planté dans la coupe. Peux-tu m'expliquer pourquoi tu te gaves de crème glacée alors que tu éclates dans tes vêtements ? Tu n'as vraiment pas besoin de ça, si tu veux maigrir. »
Iris essuya ses lèvres et le devant de sa robe tachée avec sa serviette et se leva de table en chancelant. Sur le seuil de la porte, elle se retourna, regarda avec amertume son mari déguster sa glace et quitta la pièce.
Edward lança un coup d'œil sur la revue aux pages détrempées et sonna impatiemment la domestique pour qu'elle l'emportât hors de sa vue. C'était tout de même dommage d'avoir dû sacrifier son périodique afin de donner une leçon à Iris. Il éprouvait toujours une grande satisfaction à le lire, car chaque numéro lui confirmait qu'il avait mieux réussi que la plupart des étudiants de sa promotion, même s'ils avaient démarré dans l'existence avec des avantages qu'il n'avait pas connus.
Rien n'avait été facile pour lui. Tandis que les autres perdaient leur temps à disputer des matchs de football ou à se retrouver dans leurs clubs de luxe, il avait dû travailler dans un petit restaurant pour payer sa scolarité et loger en dehors du campus chez une vieille femme qui élevait son petit-fils orphelin et avait besoin d'argent.
L'endroit avait le mérite d'être calme et Edward avait pu étudier à son aise sans prêter attention à la femme et au petit garçon. Jusqu'à ce maudit jour où il avait laissé traîner son rapport de fin de trimestre sur la table de la cuisine pendant quelques minutes. Le gosse avait par inadvertance renversé un bol de chocolat sur les feuillets, obligeant Edward à retaper son rapport et à le rendre avec un jour de retard.
Il s'était chargé de punir l'enfant. Un matin, profitant de l'absence de la femme et de son petit-fils, il s'était introduit dans le garage et avait desserré les roues de la bicyclette du gamin. Lorsque ce dernier était sorti faire un tour à vélo, les roues s'étaient détachées et il était tombé sur la tête. Dissimulé derrière les rideaux de sa chambre, Edward avait observé la scène ; l'enfant qui gisait immobile par terre, le filet de sang qui coulait le long de son visage pour former peu à peu une mare sur le trottoir. Le gosse s'en était sorti avec une douzaine de points de suture et un œil au beurre noir. Edward s'était senti satisfait. La vieille femme ne l'avait accusé de rien. Elle lui avait simplement demandé de partir dès le lendemain. Trouver un autre logement n'avait pas été facile, mais il n'avait pas regretté son geste.
Il avait parcouru un long chemin depuis cette époque. Il lui fallait noter d'informer la rédaction du journal qu'il avait acheté la Wilcox Company.
Il plongea la main dans sa poche pour y prendre son calepin en cuir et sortit en même temps la boîte d'allumettes du La-Z Pines Motel. Instantanément l'angoisse qui l'avait tenaillé pendant toute la journée revint le harceler. D'abord, il s'était félicité d'avoir si bien su se débarrasser de Rambo. Voir le prétendu maître chanteur réduit à l'état de lamentable ver de terre l'avait empli de satisfaction et il avait repris confiance en son propre pouvoir. Mais à mesure que s'avançait la journée, il était moins sûr de lui.
L'homme était sans doute fou, mais il restait en liberté et il connaissait le terrible secret d'Edward. Lui donner l'argent qu'il réclamait ne représentait pas une solution, car rien ne garantissait que Rambo gardât le silence si la police l'arrêtait. Bien sûr, il ne possédait aucune preuve. On ne pourrait engager aucune poursuite contre Edward. Mais il existait d'autres risques. Il y avait sa position sociale à préserver. L'éventualité d'un scandale. Trop de gens seraient contents de le voir déshonoré. On le jalousait. Il frémit à la pensée qu'un article pourrait naître dans les colonnes de la revue des anciens élèves de l'université, donnant le détail des accusations répugnantes portées contre lui.
Il était tellement plongé dans ses pensées qu'il n'entendit pas Iris. Elle s'avança jusqu'à la table, vêtue d'une autre robe.
« Je me demandais... dit-elle avec hésitation. J'ai envie de passer quelques jours dans une station thermale, la semaine prochaine. Je pourrais perdre un peu de poids. »
Edward porta à ses lèvres la tasse de café que la domestique venait de lui apporter. « C'est regrettable que tu n'y aies pas songé avant la réception, dit-il.
— Je compte partir mardi.
— Je n'y vois pas d'inconvénient.
— Mardi donc », répéta Iris. Elle passa derrière lui et se dirigea vers la porte.
Edward regarda la boîte d'allumettes dans la paume de sa main. Il n'y avait qu'une solution pour empêcher Rambo d'ébruiter son histoire, songea-t-il. Il n'avait pas le choix. Aussi longtemps que Rambo serait en vie, il y avait un risque.
« Tu es certain que ça ne t'ennuie pas, Edward ? demanda Iris sur le seuil de la porte.
— Iris, je peux te jurer que ça m'est complètement égal. »
Il savait ce qu'il lui restait à faire et il le ferait. Il n'était pas de ceux qui reculent devant l'obstacle. Albert Rambo allait regretter le jour où il avait tenté de le faire chanter. Il allait payer très cher son erreur.
Thomas remonta sa montre, la posa sur la commode et se glissa dans le lit en prenant son livre sur la table de chevet. Il alluma la lampe à côté de lui.
Anna ôta lentement ses vêtements. Elle décrocha sa chemise de nuit dans le placard et, la tenant devant sa poitrine, se tourna vers son mari. Thomas ne leva pas les yeux vers elle. Il semblait absorbé par sa lecture. Elle enfila sa chemise avec un petit soupir et se dirigea vers sa coiffeuse. Ses initiales étaient gravées sur le dos de sa brosse à cheveux en argent, cadeau de Thomas pour leur premier anniversaire de mariage. Le peigne assorti était posé à côté de la brosse sur la coiffeuse. Anna commença à brosser lentement ses cheveux.
Thomas abaissa son livre et regarda la longue chevelure se déployer doucement sur les épaules de sa femme. « Je suppose que tu dors ici cette nuit, dit-il d'une voix bourrue.
— J'ai fermé les portes à clef, dit-elle. J'espère que tout ira bien. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il ressent depuis son retour... parmi nous. Je crois qu'il est un peu troublé par tout ça. » Elle se tourna et regarda Thomas. « Qu'en penses-tu ?
— Je ne sais pas. »
Anna s'approcha du lit. « Tom, je regrette ce qui s'est passé à la plage aujourd'hui. Je suis désolée de t'avoir mis dans l'embarras. Ainsi que les enfants.
— Mais non, dit-il d'un air crispé.
— Je crois que j'étais à bout de nerfs. » Elle se glissa à ses côtés. « J'espère que nous pourrons nous reposer tranquillement demain, malgré cette réception.
— Il faudra que j'aille reprendre la voiture au garage dans la matinée, et je voudrais acheter de l'engrais pour la pelouse.
— Peut-être pourrions-nous faire quelque chose tous les quatre, à ton retour.
— J'ai dit à Tracy d'emmener Paul à la SPA demain après-midi.
— Oh ! non ! Tom. Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? Ces deux-là ont besoin de se connaître.
— Mais aller là-bas tous les deux seuls ? C'est risqué. »
Thomas lui jeta un regard noir. « Tu permets bien à Tracy d'y aller. Tu sais très bien qu'il n'y a aucun danger.
— Oui, bien sûr... Mais tout de même... avec cet homme...
— Anna, ne recommence pas ! Ce qui s'est passé sur la plage aujourd'hui ne te suffit donc pas ? Tu ne rends aucun service à ce garçon en agissant comme tu le fais. Tu ne peux tout de même pas le surveiller à chaque minute de la journée. Pourquoi ne lui fiches-tu pas la paix ?
— Je suis inquiète pour sa sécurité. Et il me semble que tu devrais l'être également. »
Il éteignit la lumière et tourna le dos à sa femme. Anna lui toucha l'épaule. « Je suis désolée, dit-elle. Je ne voulais pas dire ça.
— Ça ne fait rien.
— C'est sans doute toi qui as raison, dit-elle. Je n'arrive pas à prendre sur moi. Tu avais raison pour Tracy. Tu passais ton temps à me mettre en garde parce que je la protégeais trop à cause de ce qui était arrivé... à Paul. Et tu avais raison. »
Elle parlait à mi-voix, se rappelant leurs disputes au sujet de leur fille. Elle avait eu du mal à laisser Tracy vivre normalement. Elle avait dû lutter contre elle-même pour se rendre aux raisons de Thomas. Lorsque Tracy était partie faire un voyage de deux jours à Washington avec sa classe, Anna avait passé presque toute la nuit à vomir dans la salle de bains, torturée par l'angoisse.
« Je sais que tu as raison, répéta-t-elle. Mais c'est très dur pour moi. Je ne peux pas balayer d'un coup toutes ces années de chagrin et d'épouvante.
— Je sais.
— Ça m'aiderait tellement si je sentais que tu me comprends. J'ai besoin de toi. J'ai besoin de partager ce que je ressens avec toi. » Elle passa timidement ses bras autour de lui, posa sa main sur son poignet crispé. « Nous avons tout partagé jusqu'ici. Si nous pouvions seulement... continuer.
— Je ne sais pas, Anna. Peut-être est-ce trop nouveau pour moi. J'ai besoin de m'habituer à l'idée que notre fils est revenu.
— Ce n'est pas facile, chéri. Je comprends. Dès qu'ils auront arrêté Rambo, je te promets de ne plus m'angoisser. Je voudrais seulement que tu aies l'air plus heureux. »
Soudain, elle desserra son étreinte et se redressa. « Tu n'as rien entendu ? » demanda-t-elle.
Il se retourna et la regarda, assise dans le lit, son corps dessiné par le clair de lune dans la mince chemise de nuit. « Où ?
— En bas. Je suis certaine d'avoir entendu quelque chose. »
Thomas enfouit son visage dans l'oreiller.
« Il y a quelqu'un qui marche, murmura-t-elle.
— Je n'entends rien », dit-il en remontant le drap sur sa tête.
Anna sortit du lit, enfila et noua sa robe de chambre, l'oreille tendue vers les craquements imperceptibles qui lui parvenaient du rez-de-chaussée. « C'est sans doute l'un des enfants », dit-elle d'une voix indécise.
Thomas resta étendu, sans bouger, enfoui dans les draps. « C'est ton imagination », dit-il sombrement.
Anna regarda dans le couloir. Les portes des chambres de Paul et de Tracy étaient fermées, la maison plongée dans l'obscurité totale. Elle perçut l'exaspération de Thomas, mais ne put s'empêcher de céder à son impulsion.
« Je vais voir », dit-elle.
Il ne répondit pas. Anna se glissa dans le couloir et alluma la lumière en haut de l'escalier. Elle descendit lentement, se retenant au mur d'une main, comme pour affermir son pas.
L'escalier était sombre et silencieux. Elle s'arrêta au bas des marches, hésita. Thomas avait sans doute raison. C'était son imagination. Elle pénétra dans le salon, se dirigea instinctivement vers une lampe.
Soudain, elle entendit un son étouffé en provenance de la cuisine.
« Qui est là ? » dit-elle en allumant. Il n'y eut pas de réponse. D'un bref regard autour d'elle, elle s'assura qu'il n'y avait personne dans la pièce, puis elle inspecta la salle à manger. Les chandeliers en cuivre massif attirèrent son attention.
Le cœur battant, elle s'empara de l'un d'eux. Il était lourd et rassurant dans sa main. « Qui est là ? répéta-t-elle. Tracy ? »
Serrant le chandelier dans sa main moite, Anna ouvrit la porte donnant sur la cuisine et alluma le plafonnier. La pièce était vide. Elle regarda autour d'elle, se dirigea vers la porte de service, vérifia qu'elle était bien fermée à clef. Elle retourna ensuite au milieu de la pièce et s'aperçut que la porte du cellier était entrouverte. Elle s'approcha.
Levant le chandelier en arrière, prête à frapper elle donna un coup de pied dans la porte qui s'ouvrit en grand. Elle regarda à l'intérieur et baissa le bras. « Paul ! s'exclama-t-elle. Que fais-tu là-dedans ? »
La lumière de la cuisine éclairait faiblement l'intérieur du cellier. Accroupi par terre, Paul regardait Anna. Ses yeux d'animal pris au piège semblaient exorbités dans son visage pâle et maladif. Ses mains agrippaient l'étagère la plus basse du cellier comme s'il cherchait à se retenir. Il examina Anna avec méfiance, portant son regard sur le chandelier qu'elle tenait dans sa main.
« Pourquoi ne m'as-tu pas répondu ? » demanda Anna d'un ton que le soulagement rendait cassant.
Le garçon haussa les épaules. Anna s'avança vers lui, scrutant avec inquiétude ses traits tirés. Elle s'aperçut qu'il tremblait.
Il se remit péniblement debout sans lui laisser le temps de l'approcher et se glissa devant elle en rasant les étagères.
Anna le suivit dans la cuisine et posa le chandelier sur le comptoir. « Je ne pouvais pas dormir, dit-il. J'avais faim.
— Paul, tu n'as pas à te cacher de moi, dit Anna. Tu es chez toi. » Il évita son regard. « As-tu trouvé quelque chose à manger ? » ajouta-t-elle.
Il hocha la tête.
Elle l'observa avec attention, sans le croire, mais préféra ne pas insister. « Qu'y a-t-il, Paul ? Tu ne te sens pas bien ? »
Il lui jeta un coup d'œil en biais et respira profondément. « J'ai fait un cauchemar. Ça m'a réveillé.
— As-tu envie de le raconter ? Ça fait du bien, parfois.
— Non. Je vais remonter dans ma chambre. B'soir. »
Elle attendit qu'il fût en haut de l'escalier pour éteindre la lumière et le suivre. L'imaginer tapi dans l'obscurité du cellier lui glaça le cœur et elle s'efforça de repousser l'image de son esprit. Mais elle se demanda quelle sorte de rêve avait pu le pousser à se recroqueviller aussi peureusement à son approche.
Elle retourna dans sa chambre. Le corps de Thomas se détachait dans la lumière du clair de lune. Il était couché en chien de fusil, le dos tourné.
« C'était Paul, dit-elle. Il a fait un cauchemar. »
Thomas respirait bruyamment. Anna savait qu'il faisait semblant de dormir. Elle ôta sa robe de chambre et se glissa auprès de lui. Dans la sombre maison silencieuse, la respiration de son mari ressemblait au bruissement des arbres dans le jardin. Elle resta immobile, le dos appuyé à la tête du lit, s'efforçant de retrouver son calme. Au bout d'un moment, elle sentit les muscles tendus de Thomas se relâcher et sut qu'il s'était endormi.
Le mécanicien s'essuya les mains avec une serviette : « Je vous fais la facture tout de suite.
— Ne vous pressez pas, dit Thomas, la main posée sur le capot de la voiture. Est-ce que c'était sérieux ?
— Pas tellement. A peu près ce que je vous avais dit au téléphone.
— J'ai été surpris que vous soyez ouvert un dimanche.
— Dimanche, lundi et tous les jours, dit l'homme. Je reviens dans un instant. »
Thomas jeta un coup d'œil à l'intérieur du garage. Il flottait une forte odeur d'huile. Sur un vieux tableau d'affichage, il y avait un calendrier illustré d'une pin-up et une multitude de notes illisibles concernant les voitures. Des pneus étaient entassés sur des rayons ; de grosses taches noires maculaient le sol en ciment. Une poche en plastique remplie de cartes routières et de stylos à bille marqués au nom du garage était posée sur une table.
L'ensemble créait une atmosphère sympathique. C'était un endroit où un homme pouvait boire une bonne bière et lancer quelques plaisanteries douteuses en déjeunant d'un club-sandwich ; un endroit où il pouvait emmener son fils et lui expliquer le fonctionnement d'un moteur. Thomas tenta d'imaginer qu'il venait ici avec Paul et secoua la tête.
Il avait mal dormi la nuit dernière et avait à peine adressé la parole à Anna tandis qu'elle le conduisait au garage. Son regard, lorsqu'elle l'avait quitté, l'emplit de remords. Elle s'apprêtait une fois de plus à s'excuser de s'être levée pendant la nuit pour vérifier si la maison était bien fermée, mais il s'était détourné sans lui laisser le temps de parler.
Il admettait pourtant qu'elle n'avait pas à s'excuser. Après tout, Albert Rambo était un criminel qui avait enlevé leur fils et il était toujours en liberté.
Thomas ferma les yeux. Il avait tort. Tort de ressen-tir ce qu'il ressentait. Ce n'était pas la faute de Paul si son propre père était incapable d'éprouver pour lui autre chose qu'une sorte de rancœur latente. Il donna un coup de pied dans le pneu de sa voiture.
« Les pneus sont en bon état, dit le garagiste en revenant vers Thomas avec la facture. Je les ai vérifiés. »
Thomas jeta un coup d'œil au montant de la facture et signa un chèque en s'appuyant sur le capot. « Merci beaucoup, dit-il.
— Je vous en prie. »
Thomas se rappela la liste des achats qu'il devait effectuer avant de rentrer chez lui. Il avait besoin d'engrais pour la pelouse et d'une nouvelle paire de sécateurs à haie.
Il y avait une boutique de vêtements pour hommes à côté du supermarché. Peut-être pourrait-il y trouver quelque chose pour Paul ?
Là aussi, il avait tort. On n'offre pas un cadeau pour étouffer un sentiment de culpabilité. On ne donne pas un présent à son enfant parce que l'on se sent incapable de lui donner son affection. Or il ne pouvait nier qu'il se sentait frustré. Avant le retour de Paul, il avait une femme. A présent, il semblait qu'il l'eût perdue, elle aussi.
« N'approche pas tes mains des animaux, prévint sèchement Tracy. Tu peux les regarder, mais ne les touche pas. » Elle revêtit un tablier couvert de taches et disparut dans une petite pièce attenante aux chenils.
Paul la regarda partir et fit le tour des cages. L'odeur était très forte ; les bêtes poussaient des hurlements désespérés, comme pour se plaindre d'être enfermées. Profitant de l'absence de Tracy, Paul passa une main dans la cage d'un petit fox-terrier tassé contre le grillage. L'animal geignit et sembla se recroqueviller sous la caresse. Paul s'aperçut qu'il avait la truffe chaude. Il tâta à nouveau l'extrémité du museau. Le chien se ramassa un peu plus sur lui-même.
« Ce chien est malade ! » s ecria-t-il.
L'épaule chargée d'un sac de nourriture pour animaux, Tracy s'avança entre les cages. « Quoi ?
— Il a la truffe chaude. »
Tracy déposa le sac à ses pieds. « Je t'ai dit de ne pas les toucher... Lequel est malade ? »
Paul désigna le fox-terrier.
« Ne t'occupe pas de lui. » Mais Paul remarqua qu'elle lançait un coup d'œil inquiet vers le chien. « Tu devrais sortir. Tu gênes ici. »
Paul tendit la main à travers le grillage et donna une petite tape au chien. Puis il sortit dans la cour ensoleillée à l'arrière des chenils. Un grand arbre feuillu se dressait dans un coin. Paul se laissa tomber au pied du tronc. Il était en nage dans sa veste de coutil, mais il n'avait pas envie de 1 oter. Il resta assis sous l'arbre, caressé par un souffle d'air frais. Un moment après, Tracy vint le rejoindre.
Paul ferma les yeux, feignant de savourer la douceur de la brise pour ne pas avoir à la regarder. Il l'entendit s'affaler sur l'herbe à côté de lui, ouvrit les yeux et la vit assise jambes croisées. Devant elle, un petit sac en plastique rempli d'un mélange de feuilles qui ressemblaient à des herbes séchées. Tracy plia en deux une feuille de papier à cigarette et y tassa un peu de marihuana. Elle tourna la cigarette entre ses doigts.
« Tu fumes ? demanda-t-elle.
— Bien sûr », mais il mentait.
Tracy roula le joint sur sa langue, en mordit le bout et l'alluma. Paul la regarda aspirer une longue bouffée. Il avait déjà tâté des cigarettes et du whisky, mais n'avait encore jamais fumé de l'herbe.
Tracy lui passa le joint. Il avait entendu dire que la marihuana coûtait cher. Comment pouvait-elle s'en offrir ?
« Est-ce qu'on te paie pour ce boulot ? demanda-t-il en désignant les chenils.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? » se hérissa-t-elle.
Il plaça le joint entre ses dents et aspira, prenant soin de jeter un regard autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait personne dans le voisinage. Sam, son chat, reniflait autour des chenils. Seul le frémissement des feuilles troublait le silence. Paul rendit le joint à Tracy et se mit à tousser.
Sa sœur l'observa avec dédain. « Tu n'aimes pas ça ? »
Paul chercha à reprendre son souffle. Il avait les yeux larmoyants. « J'ai avalé de travers, expliqua-t-il.
— Prends une autre bouffée. »
Il retrouva sa respiration, tira sur la cigarette. Une faiblesse envahit brusquement ses membres ; il eut soudain la bouche désagréablement sèche. Pendant un moment, il resta les yeux levés, fasciné par l'aspect floconneux des nuages qui défilaient lentement. Puis il regarda Tracy étendue sur le dos dans l'herbe. Immobile, elle l'examinait avec une expression perplexe. Paul soupira et serra ses genoux entre ses bras. Il lui passa le joint qu'elle prit sans dire un mot.
« C'est quoi cette réception ce soir ? » interrogea-t-il.
Tracy rejeta un filet de fumée avec un grognement méprisant. « Un truc de charité chez les Stewart. M. Stewart est le grand manitou de toutes les œuvres de bienfaisance de la région.
— Vraiment ?
— Ouais. »
Paul imaginait mal ce type s'occupant de causes généreuses. Pendant la partie de golf, il n'avait cessé d'observer Edward Stewart, se demandant s'il faisait semblant de se montrer aimable.
Son tour d'exploration terminé, Sam vint s'installer sur les genoux de Paul qui passa ses doigts dans la fourrure. Le chat se laissa aller de tout son poids et se mit à ronronner.
« Je crois que quelqu'un arrive, dit Tracy. J'ai entendu une voiture. Il vaut mieux cacher tout ça et aller voir.
— Je n'ai rien entendu, dit Paul. Quelle heure est-il ?
— Comment veux-tu que je le sache ? » répondit sa sœur en se levant. Elle brossa ses vêtements, ramassa son sac à dos et fourra le paquet de marihuana dans une poche.
Paul la regarda disparaître à l'intérieur du chenil. Il referma les yeux et se laissa aller à la dérive. Des prismes de lumière jaillissaient derrière ses paupières. Il y avait suffisamment de brise pour qu'il se sentît bien. Il lui semblait flotter, léger, en paix. Il s'efforça de ne penser à rien, de savourer uniquement ses sensations. Une impression étrange s'empara de lui alors qu'il laissait ses pensées errer entre le souvenir et le rêve ; une impression fugitive qu'il avait éprouvée à plusieurs reprises depuis son retour chez les Lange. Ce n'était pas un souvenir, car il ne se rappelait rien. Ni les visages, ni les maisons, ni quoi que ce soit. Mais de temps à autre, un sentiment ténu de déjà vu l'envahissait. Il se demanda si l'effet de la marihuana l'aiderait à réveiller sa mémoire. Il se représenta le visage de Tracy, s'appliqua à évoquer sa sœur lorsqu'elle était enfant.
Il tenta de se figurer ses yeux méfiants couleur noisette mouchetés de vert, dans un visage de bébé. Il parcourut la maison en esprit, cherchant à s'imaginer en train de jouer avec sa petite sœur. Soudain, l'image d'une clôture en lattes de bois jaillit dans sa mémoire comme un flash, lui laissant la certitude désagréable qu'il l'avait déjà vue bien qu'il n'y ait rien de semblable dans le jardin.
Alors qu'il s'évertuait désespérément à retrouver où il avait pu voir cette clôture, il fut tout à coup submergé par le souvenir de son cauchemar de la nuit précédente.
L'angoisse le gagna à nouveau, comme si le rêve reprenait forme. Il gisait par terre, s'efforçant en vain de bouger. Le sol était dur et froid sous lui. Brusquement, une énorme masse noire qu'il n'arrivait pas à identifier se dirigeait sur lui, comme pour l'écraser.
Un grand aigle doré aux ailes déployées planait au-dessus de lui, menaçant. Puis un homme à l'aspect familier bien qu'indistinct se penchait sur lui. Et il était saisi d'épouvante.
Paul ouvrit brusquement les yeux et parcourut du regard la cour silencieuse. Il avait presque oublié l'endroit où il se trouvait. Il se frotta les mains l'une contre l'autre, comme si le souvenir de l'horrible rêve les avait glacées. Une douleur aiguë lui transperça l'œil gauche. Il n'avait aucune idée du temps écoulé depuis qu'il s'était assis sous cet arbre. Il tourna la tête dans la direction du chenil. Tracy aurait dû être de retour à présent.
Il courut jusqu'à la porte de derrière. « Tracy ! » appela-t-il. Dans leurs cages, les animaux se mirent à glapir et à japper de plus belle. Paul traversa le chenil à pas rapides et grimpa l'escalier qui menait à la salle d'attente et au cabinet du vétérinaire.
Les salles étaient désertes. Toutes les armoires à pharmacie étaient fermées à clef. Sur le bureau de réception, le carnet de rendez-vous était ouvert à la page du lundi. Il n'y avait personne dans la salle d'attente. Aucune trace de Tracy.
Pendant un instant, Paul craignit qu'il ne lui fût arrivé quelque chose. Si c'était vraiment un voleur qui se trouvait dans la voiture ? Sa gorge se serra à la pensée que quelqu'un ait pu la kidnapper en la trouvant là. Il courut à la porte principale et l'ouvrit d'un coup.
Il n'y avait aucune voiture dans l'allée. Paul regarda plus attentivement et ne vit qu'une seule bicyclette sur le bas-côté de la pelouse, la sienne. Tracy l'avait laissé en plan.
Une vague de colère contre sa sœur monta en lui. Il appela Sam, mais il n'y avait pas plus de chat que de Tracy. Lui aussi avait plaqué Paul. Il se rendit compte qu'il ne connaissait pas le chemin du retour. Il avait pédalé derrière Tracy les yeux braqués sur son sac à dos.
Il songea à appeler chez lui, mais réalisa qu'il ignorait le numéro de téléphone. Il connaissait le nom de la rue — Hidden Woods Lane. Il pouvait téléphoner aux renseignements. Mais il ne voulait pas avouer qu'il était perdu. Sa rage contre Tracy l'emplit de résolution. Elle pensait sans doute que c'était drôle. Il ne lui montrerait pas qu'il avait peur. Il retrouverait son chemin.
Il descendit à la hâte les marches du porche et enfourcha son vélo. Il se souvint qu'ils avaient atteint le panneau au bout de l'allée en venant de la gauche. Il prendrait à partir de là.
Il sentait la sueur lui dégouliner sous les bras tout en pédalant le long de l'allée, mais il éprouvait en même temps une sorte de soulagement. Il jeta un coup d'œil en arrière vers le bâtiment de la SPA avec l'impression d'abandonner son affreux cauchemar dans la cour, à l'endroit même où il s'en était souvenu. Il n'en restait qu'un mal de tête. Il remonta lentement l'allée et tourna sur sa droite.
Le casier contenait un assortiment de serviettes en papier. « Grande taille », indiquait l'affichette. « 99 cents seulement. Articles pour pique-nique ».
Anna poussa son chariot jusqu'au présentoir et examina la pile de serviettes colorées. Elle se remémora les réunions de famille dans le Michigan lorsqu'elle était petite. Les grands week-ends de vacances, avec pâtés en croûte et poulets au barbecue, les après-midi passés à jouer aux anneaux, les longs jours d'été plein d'insouciance.
La première fois qu'elle avait emmené Tom au pique-nique traditionnel du 4 juillet, il n'en avait pas perdu une miette. « Voilà ce que je veux pour nous, avait-il déclaré. Une famille comme ça. »
Anna frissonna en entrant dans le rayon d'alimentation à air conditionné. Personne ne faisait ses courses le dimanche, excepté pour des achats de dernière minute. Après avoir forcé Tracy et Paul à se rendre ensemble à la SPA, Tom avait prévenu Anna qu'il avait beaucoup à faire au moment où elle l'avait déposé au garage. Elle avait eu envie de sortir de chez elle et de faire quelque chose d'utile.
« Elles sont à un prix intéressant », recommanda la grosse femme aux cheveux bruns, derrière la caisse, en voyant Anna hésiter devant le présentoir des serviettes. Anna lui sourit et ajouta un paquet de serviettes dans son chariot, poussée par le désir inconscient de faire croire à cette femme qu'elle en avait besoin pour une grande réunion de famille.
Elle commença à décharger ses achats devant la caisse. Un par un, la femme enregistra les articles et les disposa dans des sacs en papier brun. Anna rangea les sacs et se dirigea vers les portes automatiques.
Elle appuya son chariot contre le pare-chocs arrière de sa voiture, chercha ses clefs dans son sac. Ses mains tremblaient. Elle introduisit la clef dans la serrure du coffre et ouvrit.
Un homme dans une Chevrolet bleue surveillait les mouvements d'Anna. Au moment où elle leva le couvercle de la malle arrière, il sortit de sa voiture et vint vers elle. Il portait un chapeau gris, des lunettes noires et jetait des regards anxieux autour de lui.
Anna plaça le premier sac dans le coffre. L'homme arriva à sa hauteur et s'arrêta.
« Mme Lange », dit-il.
Elle se redressa, reconnut immédiatement l'individu maigre et nerveux et laissa choir le sac qu'elle tenait à la main. Quatre oranges roulèrent dans la malle.
« Ne criez pas. »
Anna le dévisagea. Ainsi, c'était lui. Le sujet de tous ses tourments : un individu décharné au teint pâle, aux traits fuyants, avec un chapeau de paille gris foncé et des souliers brillants. Elle s'aperçut qu'elle n'avait pas l'intention de crier. Il lui semblait avoir toujours su que cette rencontre aurait lieu. Elle resta les yeux rivés sur le visage de l'homme qui lui avait volé son fils.
Rambo alluma une cigarette et recracha un peu de tabac. Il se mit à parler d'une voix saccadée, rapide.
« Ne vous mettez pas à brailler, dit-il. Je ne vous veux pas de mal. Je n'ai ni revolver ni arme d'aucune sorte. Je veux juste vous parler.
— Je savais que vous reviendriez », dit Anna. Elle ne reconnut pas le son de sa propre voix, calme et totalement froide. « Vous ne l'aurez pas cette fois. Je vous tuerai plutôt. »
Rambo leva ses deux mains jointes. « Je ne veux pas le reprendre. Je n'en veux surtout pas. Je ne suis pas venu pour ça. Non, le Seigneur m'a chargé d'une mission... »
Comme si elle retrouvait ses esprits, Anna referma brutalement le coffre et fit mine de retourner vers le supermarché. « Je vais appeler la police, dit-elle.
— Ne faites pas ça ! cria Rambo en lui saisissant le bras.
— Lâchez-moi, espèce de sale... Pouah !... » siffla Anna entre ses dents serrées et en lui frappant violemment le bras pour se dégager.
Les yeux de Rambo scrutèrent le parking. « Non, écoutez-moi. J'ai quelque chose à vous dire au sujet du garçon. » Il se cramponna à elle de plus belle. « Vous allez ameuter tout le monde. Calmez-vous. »
Verte de rage, Anna se retourna et poussa un rugissement de fureur. Pendant des années, il l'avait torturée sans jamais se montrer. Aujourd'hui, le fait de le voir si frêle et inoffensif ne faisait qu'accroître sa rage. « Vous... vous...bredouilla-t-elle, indignée. Vous ne vous enfuirez pas cette fois-ci. »
D'un mouvement vif, elle lui envoya son poing dans l'estomac, le forçant à libérer son bras, et s'écarta de lui d'un pas chancelant. Elle chercha désespérément des yeux un gardien ou une voiture de police. Mais le parking était désert, il n'y avait aucun flic en vue.
« Au secours ! hurla-t-elle. Police ! »
Rambo la rattrapa. « Ecoutez-moi ! cria-t-il. Ne faites pas l'idiote.
— Lâchez-moi, gronda Anna. Au secours ! » Elle balaya du regard les alentours du supermarché, en quête d'une aide.
Ils titubaient à présent, liés l'un à l'autre par la poigne de Rambo. « Je vais vous dire quelque chose, siffla-t-il avec l'énergie du désespoir. La vie de ce gosse est en danger. Ça ne vous intéresse donc pas ?
Anna pivota vers lui, l'air vindicatif. « Vous n'approcherez jamais de lui. Vous irez en prison. »
Elle parvint à nouveau à lui échapper, appela au secours.
« Le danger ne vient pas de moi, s'écria Rambo derrière elle. Vous feriez mieux de m'écouter. C'est une question de vie ou de mort. » C'était sa dernière tentative. Elle gueulait si fort qu'il lui fallait déguerpir au plus vite.
Les mots pénétrèrent dans le cerveau d'Anna au moment où elle s'apprêtait à crier de plus belle. Elle se retint, se tourna vers lui. « Que voulez-vous dire ?
— Ecoutez, chuchota-t-il. Je vous dirai tout ce que vous désirez savoir. Je sais des choses sur ce garçon qu'il vous serait utile d'apprendre. Mais il me faut de l'argent. Cinq mille dollars feront l'affaire. Je vous raconterai alors ce que vous devez connaître. Ensuite, je vous ficherai la paix. A vous de décider. »
Frémissante, Anna maîtrisa son envie de lui cracher à la figure. Pourtant elle ne pouvait détacher son regard de cet homme. « Vous êtes une ordure, dit-elle.
— Je ne raconte pas d'histoires, madame, dit Rambo. Question de vie ou de mort.
— Que se passe-t-il par ici ? »
Anna et Rambo se retournèrent d'un même mouvement vers le vendeur de billets de loterie qui s'avançait d'un pas traînant vers eux, gonflé de toute son importance d'invalide de guerre. Saisi de panique, Rambo s'aperçut qu'il était trop tard pour s'enfuir. Il jeta un coup d'oeil vers Anna, vit l'hésitation peinte sur son visage. L'homme s'approchait. Rambo serra les clefs de sa voiture dans sa main, espérant que la vieille Chevrolet ferait rapidement demi-tour s'il devait se tirer.
Anna regarda l'homme se diriger vers eux, le visage rouge d'indignation, comme si la scène se déroulait au ralenti. Elle n'avait qu'un mot à dire et Rambo serait arrêté. Tout son bon sens la poussait à crier. Mais, au fond d'elle-même, l'instinct luttait contre la raison. Rambo ne mentait pas. Il lui disait la vérité. Et il était le seul être sur terre qui fût capable de lui raconter la vie de Paul pendant ces années d'absence.
Des images lui traversèrent l'esprit : le teint pâle de Paul, ses traits crispés par de soudains maux de tête ; la façon dont il était recroquevillé dans le cellier, tremblant, l'air perdu, harcelé par l'insomnie. Et s'il était malade ? S'il courait un danger ? Ces onze dernières années à jamais écoulées comportaient peut-être des secrets qu'Anna n'avait aucun autre moyen de découvrir.
L'invalide lui faisait face maintenant : « Que se passe-t-il, m'dame ? Cet homme vous a-t-il fait mal ? »
Anna dévisagea son éventuel sauveteur pendant une seconde. Puis, l'estomac serré, elle secoua la tête.
« Ce n'est rien, dit-elle. Une simple dispute. Je suis désolée d'avoir crié comme ça. »
L'infirme jeta un regard noir à Rambo qui fixait l'asphalte à ses pieds, le visage dissimulé sous le bord de son chapeau. « Si elle crie encore une fois, menaça-t-il en brandissant son crochet, j'appelle la police. Je connais tous les flics du coin. Alors, fais gaffe à toi.
— Merci, dit Anna. Merci beaucoup de vous être dérangé. »
L'homme grommela, tourna les talons avec un salut militaire et se dirigea vers sa table pliante.
Après son départ, Anna se tourna vers Rambo. Le marché était conclu entre eux. Rambo tremblait.
« Racontez, maintenant, dit Anna.
— Pas avant d'avoir l'argent. » Il lui tendit un bout de papier. « Voici mon adresse. Venez demain matin avec l'argent. Pas de flic. Vous toute seule. La porte sera ouverte.
— Je ne peux pas, dit Anna.
— Vous n'avez pas le choix. La vie du gosse peut en dépendre. »
Anna scruta le visage pâle et sournois d'Albert Rambo. Cette loque humaine avait élevé son fils comme s'il était le sien. Paul l'avait appelé Papa. Forte de cet argument, elle tenta de l'émouvoir. « Ecoutez, supplia-t-elle. Si Paul souffre d'une maladie quelconque, pourquoi ne pas me le dire tout de suite afin que je puisse le faire soigner ?
— Je vous le dirai. Apportez d'abord l'argent.
— Vous l'avez élevé comme votre propre fils. Vous ne vous souciez pas de ce qui lui arrive ?
— Bien sûr que je m'en soucie, répliqua Rambo. C'est bien pour ça que j'agis ainsi. »
En le regardant se précipiter vers sa voiture, Anna sut avec certitude que sur ce point-là, il mentait.
9
Anna jeta un coup d'oeil sur l'horloge. Presque dix-sept heures et Thomas n'était toujours pas là. Partagée entre l'agacement et le soulagement, elle se demanda comment lui cacher l'émoi qui l'agitait lorsqu'il rentrerait. Au fond, moins ils passeraient de temps ensemble avant la soirée chez les Stewart, mieux ce serait.
Habituellement, elle se plaisait dans sa cuisine. C'était à la fois son refuge et le cœur de la maison. Mais aujourd'hui, tout en parcourant la pièce du regard, elle sentait la panique la gagner. Chaque chose se trouvait parfaitement à sa place et pourtant il lui semblait que la confusion la plus totale régnait dans son existence.
Elle fit un effort pour se ressaisir. Ne commence pas à t'attendrir sur toi-même, tu n'as pas le choix. A quoi bon tergiverser ? Thomas lui avait autrefois reproché d'être capable de n'importe quoi pour retrouver son fils. Eh bien, Paul était auprès d'elle à présent, et elle avait l'intention de le protéger. Je me fiche de ce que dira Thomas en apprenant la vérité, pensa-t-elle. Mais elle redoutait déjà sa réaction. Elle ne pouvait cependant rien lui raconter. Elle ne pouvait pas prendre ce risque.
Elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir, alla dans la salle à manger et vit son mari s'avancer dans le vestibule. Il portait une grande boîte blanche sous le bras.
« Désolé d'être en retard, dit-il. Où est Paul ?
— En haut, dans sa chambre. Il est dans tous ses états. Il croyait que son chat avait suivi Tracy, mais elle affirme ne pas l'avoir vu. Sam n'est pas encore revenu. Paul semble très attaché à cet animal, tu sais... Comment marche ta voiture ?
— Oh, très bien. J'ai fait quelques courses en sortant du garage. Je lui ai acheté un cadeau.
— A Paul ?
— C'est son anniversaire. Après tout...
— C'est-à-dire... »
Thomas lui jeta un regard étonné. « Qu'y a-t-il ? »
Anna écarta les mains d'un geste impuissant. « Je lui ai souhaité un bon anniversaire ce matin, et il m'a dit que c'était en octobre.
— Quoi ?
— Ils lui ont inventé une date de naissance. Il n'y peut rien.
— Je sais. »
Elle s'avança vers lui. « Que lui as-tu acheté ? Montre-moi.
— Oh, une veste. J'ai pensé qu'il n'avait rien à se mettre sur le dos pour la soirée des Stewart.
— Va la lui donner. Je suis sûre qu'il sera très content.
— Peut-être. » Thomas examina attentivement Anna pendant un court instant. « Tu vas bien ? Je suis vraiment désolé d'être rentré si tard.
— Ça va. J'avais seulement peur que tu n'aies oublié la soirée.
— Veux-tu voir la veste ?
— Je la verrai sur lui. »
A peine Thomas eut-il le pied sur la première marche de l'escalier qu'Anna se détourna afin de lui cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Il s'était souvenu de l'anniversaire de Paul ; il lui avait apporté un cadeau. Les choses finiraient peut-être par s'arranger, avec le temps.
Elle décida de lui préparer un cocktail et prit la bouteille de gin dans le bar. Et si elle lui parlait de Rambo ? Si elle lui disait ce qu'elle avait l'intention de faire ? Elle mit des glaçons dans un verre, versa une mesure de gin. Non. Il voudrait prévenir la police. Elle ne pouvait pas prendre ce risque. Une fois les choses arrangées, elle lui raconterait tout.
Un éclat de voix domina le martèlement lancinant du rock and roll qui s'échappait de la chambre de Tracy. Une porte claqua. Thomas descendit lourdement l'escalier. Il avait le visage sombre, fermé.
« Il n'en veut pas, dit-il.
— Pourquoi ?
— Il ne veut pas quitter son espèce de guenille en toile.
— Oh, Tom, je suis navrée.
— Je lui ai dit qu'il ne viendrait pas à la soirée s'il persistait à vouloir porter cette horreur. Je n'ai pas l'intention de l'exhiber vêtu comme un clochard.
— Tu ne lui as pas dit ça ! »
Thomas lui jeta un regard furieux. « Si, c'est exactement ce que je lui ai dit. Et je le pense.
— Il tient tellement à sa vieille veste. Allons, assieds-toi. Je t'ai préparé un verre.
— Je vais prendre une douche.
— Tu ne veux pas boire quelque chose ?
— Non », dit-il, et il s'éloigna avec raideur.
Anna reposa le verre sur le bar. Les glaçons fondaient, noyant l'alcool. Elle se dirigea vers l'escalier. Elle allait tenter d'amadouer cet étrange garçon.
La lune ressemblait à un croissant de sucre suspendu dans le violet du ciel ; des guirlandes de lanternes en papier de couleur pastel éclairaient une partie de la pelouse et la terrasse, à l'arrière de la somptueuse maison des Stewart. Trois musiciens de jazz en smoking jouaient en sourdine près des portes-fenêtres, mais personne ne dansait. En tenue de soirée, les invités bavardaient et riaient par groupes dans la lumière du crépuscule. Venus avec leurs parents, quelques jeunes gens s'étaient rassemblés autour de la piscine.
Sans cesser de jouer avec son bracelet, Anna jeta un coup d'œil à Paul. Il se tenait dans l'embrasure de la porte qui donnait sur la terrasse, engoncé dans sa veste neuve. Après avoir salué les Stewart, Tracy avait rejoint le petit groupe près de la piscine.
« C'est joli, n'est-ce pas ? » demanda Anna à son fils.
Paul examina le jardin illuminé.
« Ils doivent être pleins aux as. »
Anna le regarda avec inquiétude. « Comment te sens-tu ?
— Bien. »
Il parcourut d'un regard inquiet le décor autour de lui, les tables recouvertes de linon blanc, le ballet des serviteurs virevoltant au iythme de l'orchestre. Anna savait qu'il aurait donné cher pour filer en douce. Elle-même se sentait nerveuse. Trop tendue pour pouvoir l'aider, elle le regarda redresser ses maigres épaules et enfoncer ses mains dans ses poches. Elle aurait voulu le garder près d'elle, en sécurité, en marge de la réception.
Quittant Paul des yeux, elle se rendit compte que Thomas fixait sur elle un regard indigné.
« Allons saluer l'assistance », dit-elle.
Paul eut un mouvement de recul. A cet instant, Iris les aperçut. Elle s'entretenait avec une femme aux traits forts couronnés de courtes boucles brunes, qui portait un ample caftan et de longs pendants d'oreilles. Elle fit un signe en direction d'Anna et vint à sa rencontre, accompagnée de son interlocutrice. Il était visible que cette réception la mettait dans un état d'agitation extrême.
« Tu es sûrement Paul, s'exclama-t-elle en tendant la main. Je suis Mme Stewart. Je suis si heureuse que tu sois là.
— Merci, dit Paul.
— Je vous présente Angelica Harris, mon professeur de poterie et l'une des aides bénévoles les plus appréciées de l'hôpital. »
Anna sourit à la femme qui lui serrait fermement la main. « Vous êtes un professeur remarquable. Iris m'a fait admirer quelques-unes de ses œuvres. »
Angelica Harris eut un large sourire, dévoilant un interstice entre ses incisives. « C'est ma meilleure élève. »
Iris devint écarlate. C'est le moment que choisit Edward pour s'approcher. Il jeta un regard sévère sur la tenue flottante du professeur de céramique avant de se tourner d'un air contraint vers sa femme. « Iris, dit-il, j'espère que tu n'oublies pas tes autres invités. »
Soudain très pâle, Iris baissa les yeux sur ses mains jointes.
« Si vous voulez bien m'excuser, dit Angelica visiblement consciente de la désapprobation d'Edward, je vais retourner me mêler à l'assistance.
— Merci de nous avoir invités, dit Anna à Edward après le départ d'Angelica. Merci également d'avoir convié Thomas et Paul à jouer au golf avec vous, hier.
— Tout le plaisir était pour moi. Paul, tu devrais aller rejoindre les jeunes de ton âge, suggéra-t-il en joignant les mains derrière son dos. Ils ont l'air de bien s'amuser.
— Je suis très bien ici », objecta Paul, laissant errer un regard anxieux sur le groupe joyeux près de la piscine. Anna lui posa une main sur l'épaule et la retira immédiatement en le sentant se contracter. Elle aurait voulu intercéder pour lui dire : « Je dois le garder auprès de moi, ne pas le quitter des yeux une minute. Il est peut-être en danger. » Pour la énième fois, elle se demanda ce que Rambo avait voulu dire.
Paul était-il malade ? Que signifiaient ces maux de tête, son insomnie ? Bien sûr, elle pouvait sans attendre l'emmener voir un médecin. Mais si Rambo savait autre chose à propos de la santé de Paul ? Et s'il s'agissait d'une histoire de vengeance ? Quelqu'un qui en voulait à Rambo et à sa femme ? Elle avait l'impression d'avoir passé toutes les possibilités en revue. Il lui fallait attendre pour savoir. Demain. Elle contempla la nuque de Paul. Elle aurait aimé lui caresser les cheveux. Comment imaginer qu'on pût lui vouloir du mal ? En tout cas, il ne lui arriverait rien ici. Elle sentit le regard de Thomas sur elle et retint les mots qui lui montaient aux lèvres.
Paul enfonça ses mains plus profondément dans ses poches. La panique se lisait dans ses yeux, malgré ses efforts pour la dissimuler.
« Je crois que notre jeune invité ne connaît pas encore la maison, intervint Iris. Veux-tu la visiter, Paul ? »
Paul réfléchit. Tout bien pesé, il préférait cette proposition à la perspective d'aller rejoindre les amis de Tracy.
« Je veux bien, dit-il.
— Iris, dit Edward, tu as à peine échangé trois mots avec nos invités. Il serait temps de t'en occuper.
— Oh, je ne pensais pas que mon absence serait remarquée. »
Edward examina le jeune garçon d'un œil sévère. « Va, dit-il à sa femme. Je montrerai moi-même la maison à Paul. »
Paul tressaillit en réalisant trop tard que M. Stewart serait son guide. Après un regard vers Anna, il suivit Edward à l'intérieur de la maison.
Un invité intercepta Iris au passage. Anna regarda son fils disparaître avec leur hôte. Elle sursauta en sentant Thomas lui toucher le bras.
« Tu es bien nerveuse, ce soir, dit-il.
— Oh, je m'inquiète pour Paul. Je crains qu'il ne se sente un peu perdu.
— C'est donc Edward qui lui fait les honneurs de la maison. Tâche plutôt ingrate pour le maître de céans, tu ne trouves pas ?
— Il fait preuve de gentillesse, c'est tout. »
Thomas leva les mains. « Mettons que je n'aie rien
dit.
— Excuse-moi, soupira Anna. Je ne voulais pas m'en prendre à toi. Tu crois que ça l'ennuie ?
— Que ça ennuie qui ?
— Edward. De faire visiter la maison à Paul.
— Je n'en sais rien. Il est probablement ravi de pouvoir faire admirer tout ce qu'il possède. Dommage que Paul n'ait aucune idée du prix des choses. Bien qu'à la réflexion je fasse confiance à Edward pour le lui laisser entendre.
— Thomas, ce n'est pas gentil, dit Anna avec un sourire.
— Mais c'est la vérité. »
Iris revint auprès d'eux avec un verre de Martini qu'elle tendit à Anna.
« Anna, dit-elle. Il est tout à fait charmant !
— C'est Tom qui lui a acheté sa veste, dit Anna.
— Voulez-vous m'excuser, l'interrompit brusquement Tom. Je vais chercher un autre verre. »
Iris regarda son amie d'un air préoccupé. « Comment allez-vous ? Tout cela doit être assez éprouvant. Vous semblez nerveuse.
— Fatiguée, sans plus, répondit Anna. Vous avez raison, ce n'est pas facile.
— Avez-vous d'autres nouvelles de cet homme, de ce Rambo ? »
Anna tressaillit et fit déborder un peu de son Martini.
« Non, non. Pas encore.
— Ils vont l'arrêter, affirma Iris. Ne vous faites pas de souci. Pauvre Paul. J'espère que la description détaillée des lieux ne va pas l'ennuyer.
— Edward est très gentil avec lui », dit Anna. Elle songea à nouveau à ce qui l'attendait le lendemain. La nuit allait être interminable.
« Voici ma chambre. » Edward ouvrit la seule porte fermée dans le couloir du premier étage, et Paul jeta un regard dans la pièce obscure aux fenêtres habillées de lourds rideaux.
Edward referma la porte. « Et voilà la chambre de Mme Stewart », dit-il au moment où ils passaient devant une pièce aux murs coquille d'œuf et aux meubles recouverts de chintz fleuri. Le lit avait un baldaquin.
Paul ignorait que des gens mariés puissent faire chambre à part. Sans doute une particularité des riches, se dit-il. « Un lit avec un toit, fit-il remarquer. C'est commode lorsqu'il pleut. »
Il regretta immédiatement sa plaisanterie devant le regard sévère qu'Edward fixa sur lui. La musique et les rires montaient par les fenêtres ouvertes et l'étrange réception lui parut soudain infiniment préférable à cette visite de la maison des Stewart. Toutefois, Edward semblait peu soucieux de l'embarras du jeune garçon.
« Ici se trouvent les chambres et les salles de bains des invités, continua-t-il en arrivant au bout du couloir. Entre dans cette pièce. Je vais te montrer ce qui me tient le plus à cœur. »
Paul pénétra docilement dans l'une des salles de bains et regarda par la fenêtre dans la direction que lui indiquait Edward, mais il ne vit rien. Seules les formes des arbres se découpaient dans l'obscurité.
« Mon moulin à vent », signala fièrement Edward. Il remarqua l'expression perplexe de Paul. « Tu ne peux pas le voir dans le noir. Il est à peine visible à la lumière du jour. Les arbres le dissimulent presque complètement. Je vais t'y conduire. »
Sur le palier, Paul leva la tête. « C'est une belle maison, murmura-t-il.
— Merci, Paul, dit Edward en faisant tourner son alliance autour de son doigt. Tu venais souvent ici lorsque tu étais petit. T'en souviens-tu ?
— Je ne me rappelle pas être jamais entré dans une aussi grande maison. En fait, je ne me souviens pas du tout de cette période.
— C'est normal, le rassura Edward tout en le précédant le long du corridor du rez-de-chaussée. C'était il y a longtemps. A présent, ajouta-t-il, fais attention où tu marches. Suis-moi. » Ils sortirent dans la nuit, évitèrent les abords de la fête.
A la suite d'Edward, Paul franchit des gradins et gravit la pelouse en pente. Il aurait aimé posséder une lampe de poche pour repérer le chemin, mais son guide semblait se diriger comme en plein jour et il lui emboîta le pas. Il trébucha une ou deux fois sur une pierre, sentit une branche basse lui cingler le cou et s'arrêta, jetant un regard en arrière, vers l'îlot de lumière et de bruit.
Edward se retourna. « Allons », dit-il.
Paul se remit en route, attentif à chacun de ses pas, jusqu'à ce qu'Edward levât une main pour le prévenir. « C'est ici. »
A travers les arbres se dressait un édifice massif en forme d'obélisque ; la faible clarté du croissant de lune dessinait les grandes ailes du moulin ; les murs étaient recouverts de sombres et grossiers bardeaux de bois, les fenêtres minuscules formaient des trous noirs dans la paroi.
Edward ouvrit la porte et appuya sur un interrupteur. « Sois le bienvenu dans mon atelier », dit-il en faisant signe à Paul de le suivre.
Tout était silencieux à l'intérieur. Paul cligna des yeux pour s'habituer à la lumière, se frotta les paupières et parcourut du regard la pièce. Il faisait plus froid dedans que dehors. Edward s'avança vers l'établi qui prenait toute la longueur de l'un des six pans de mur et alluma une lampe au-dessus d'une quantité de tiroirs et de compartiments, tous remplis d'un assortiment de chevilles, de vis et de clous méticuleu-sement rangés. Le peu d'espace au sol était d'une propreté immaculée et une pile régulière de feuilles de contre-plaqué occupait l'un des angles de la pièce. Des livres, des outils, du papier de verre et des petits bouts de coques étaient soigneusement rangés dans des casiers le long des murs. Des modèles réduits à différents stades d'assemblage trônaient sur une étagère fixée à la paroi. Paul leva les yeux. Une échelle permettait d'accéder à un grenier au-dessus d'eux. Edward contempla avec amour son atelier bien ordonné. « Voilà l'endroit où je construis ma flotte », dit-il.
Paul se sentit brusquement mal à l'aise devant l'immobilité d'Edward, l'expression lointaine de ses yeux. Il fit un pas vers la porte. « Merci de me l'avoir montré. »
Edward le dévisagea d'un air étrange pendant quelques secondes. « Regarde. Prends tout ton temps. »
Après un moment d'hésitation, Paul se dirigea vers la collection de modèles réduits. Edward passa derrière lui et ferma la porte du moulin. Il regarda l'adolescent s'arrêter devant les bateaux.
« Assieds-toi », dit-il en désignant une chaise.
Paul s'assit et examina la pièce autour de lui. C'était trop bien rangé pour qu'on pût y travailler, pensa-t-il, mais il était évident que M. Stewart avait horreur du désordre. Il frissonna.
« Il fait plutôt frisquet, ici, dit Paul.
— C'est à cause du sol en pierre. Je devrais le faire recouvrir. »
Assis en face d'Edward qui occupait presque tout le restant de l'espace libre, Paul eut l'impression de ne plus pouvoir se mouvoir. Comment Edward supportait-il de rester aussi à l'étroit là-dedans ? se demanda-t-il.
Edward prit un morceau de tissu en soie multicolore et le déploya devant Paul.
« C'est un spinnaker pour le voilier que tu vois là, dit-il en désignant un modèle réduit aux formes élancées. Je l'ai cousu à la machine. » Paul tourna les yeux vers la vieille Singer à moitié dissimulée dans un coin.
« Vous savez piquer à la machine ?
— Bien sûr. Regarde-moi ça. Sept couleurs différentes pour cette seule voile. »
Paul lui prit le spinnaker des mains. Le tissu soyeux lui échappa des doigts et tomba par terre. Edward fit mine de se baisser.
« Laissez », l'arrêta Paul en se laissant glisser de sa chaise pour ramasser la voile. Penché sur les chaussures à empeigne surpiquée d'Edward, il posa la main sur le tissu. Debout au-dessus de lui, sa haute silhouette obstruant la lumière, l'homme jetait une ombre sur la forme accroupie du jeune garçon.
Au moment où il allait se redresser, Paul se sentit pris de vertige. Un fragment d'image jaillit devant ses yeux. Sorti d'un nuage noir, un aigle doré fonçait sur lui, ses serres écartées, ses yeux froids emplis de fureur. Soudain pâle comme la mort, Paul se couvrit l'œil gauche d'une main tremblante.
Edward contemplait la tête du garçon courbé à ses pieds. « Que se passe-t-il ? Tu ne te sens pas bien ?
— Je ne sais pas. »
Edward se baissa vers lui et voulut l'aider à se relever.
« Non ! » hurla Paul avec un mouvement brusque pour lui échapper. Dans sa précipitation, il heurta la tablette sur laquelle reposait le voilier blanc. Le modèle réduit bascula et tomba. Le gréement délicat alla se fracasser sur le sol.
Paul se releva en chancelant, le souffle court. Il regarda par terre sans avoir l'air de voir le bateau ni de réaliser ce qu'il venait de faire.
Figé sur place, la paupière gauche agitée d'un tic, Edward rivait sur lui un regard tranchant comme un scalpel. « Navrant », murmura-t-il au bout d'un moment.
A ces mots, Paul sembla revenir sur terre. Consterné, il contempla le navire brisé. « Je suis désolé, dit-il. Désolé.
— C'était un modèle unique en son genre, dit Edward d'une voix basse. Un exemplaire spécialement fait pour moi.
— Je suis désolé ! cria à nouveau Paul en levant un regard plein d'effroi. Je ne sais pas comment c'est arrivé. »
Les yeux gris d'Edward ressemblaient à deux rivets plantés au milieu de son visage. « Manque d'attention. Il n'y a aucune excuse pour l'inattention.
— Je sais. Je suis désolé, répéta Paul d'un air malheureux. Puis-je m'en aller, maintenant ? »
Edward ouvrit la porte du moulin.
« Je pourrais peut-être le rembourser », proposa Paul en désespoir de cause.
Edward se retourna et le dévisagea pendant un moment. A nouveau, Paul eut l'impression d'étouffer. « N'en parlons plus, prononça enfin Edward d'une voix qui ne trahissait aucune indulgence.
— Merci », balbutia Paul. Il sortit précipitamment du moulin et courut en direction des lumières qui brillaient à l'arrière de la terrasse.
« J'arrive tout de suite », cria Edward. Il regarda Paul s'éloigner avant de revenir examiner les débris de son bateau. Avec précaution, il s'accroupit et ramassa tous les morceaux.
A la sensation de panique et de désarroi avaient succédé des élancements sourds qui lui battaient les tempes. Chaque fois qu'il posait le pied par terre, la douleur devenait plus fulgurante. Il fut pris de nausée et dut retenir sa respiration pour ne pas vomir. En atteignant les premiers groupes d'invités, il hésita, peu désireux de se retrouver au milieu de cette foule d'inconnus. Les lumières des lanternes lui firent mal aux yeux.
Du bord de la terrasse, Iris distingua l'adolescent dans l'obscurité. « Paul, appela-t-elle. Enfin te voilà. » Elle s'avança vers lui, souriante. « Est-ce qu'Edward t'a fait faire le tour de la propriété ? »
Paul hocha la tête. Ses yeux cherchaient Anna dans la foule, dans l'espoir de pouvoir lui confier qu'il désirait rentrer. Il voulut demander à Iris où elle se trouvait, mais ne sut comment la nommer. Il ne pouvait pas se résoudre à dire « ma mère ».
Iris fit un geste en direction des invités. « Tu devrais aller t'asseoir avec les jeunes et manger quelque chose. »
Il se laissa conduire à contrecœur vers un groupe d'adolescents. Une odeur de marihuana s'élevait des abords de leur table, mais Iris ne sembla pas s'en apercevoir. Elle lui désigna une chaise. « Je vais t'envoyer un serveur. »
Du coin de l'œil, Paul vit Tracy le surveiller de l'autre côté de la table.
« Amuse-toi bien », l'encouragea Iris en lui tapotant l'épaule avant de s'éloigner. Paul baissa la tête. Il avait l'impression que son crâne allait éclater.
Tracy se pencha vers lui. « Où étais-tu ?
— Dans la maison. Avec M. Stewart. »
Tracy chuchota quelque chose à ses amis, suscitant un rire moqueur retentissant. Paul s'efforça de les ignorer. Un serveur s'approcha de la table et posa une assiette pleine devant lui.
Il contempla la tranche de poisson rose. « Qu'est-ce que c'est ?
— Du saumon, dit Tracy. Tu n'en as jamais mangé ?
— Je n'ai pas faim. » Il s'efforça de ne pas regarder le poisson, mais il lui sembla que l'odeur le submergeait, écœurante, et il se sentit encore plus mal.
« Tire une bouffée, lui proposa Tracy en sortant un joint de dessous la table. Ça te donnera de l'appétit. »
A côté de Tracy, une jolie brune partit d'un éclat de rire et se couvrit la bouche des deux mains.
« Je ne veux rien », dit Paul. Il repoussa l'assiette de saumon, comme pour 1 oter de sa vue.
« Mary Ellen voudrait te poser une question », dit Tracy sournoisement.
Paul se raidit, jeta un bref coup d'œil vers les deux filles. La douleur l'assaillait par vagues, maintenant. Il arrivait à peine à concentrer ses yeux douloureux sur le visage de la fille.
« As-tu jamais... » Mary Ellen se mit à rire aux larmes.
« Mary Ellen, tu n'es qu'une conne », dit Tracy en lui donnant un coup de coude dans les côtes.
Au supplice, Paul s'appliqua malgré tout à garder un visage impassible en prévision de l'attaque suivante.
« Est-ce que... » cria la jeune fille et elle s'esclaffa à nouveau.
« Oh, ta gueule, dit Tracy. Laisse-le manger son saumon en paix. » Elle poussa brusquement l'assiette qui heurta le bras de Paul. La tranche de saumom glissa sur sa veste. Les deux filles piquèrent un fou rire, mais Paul entendit à peine le son de leur voix, étouffé par le pénible martèlement dans sa tête. Il ramassa le saumon. Le poisson était froid et glissant dans sa main. L'odeur lui parut infecte. Il le rejeta loin de lui, se leva brusquement, les jambes molles. Des taches noires apparurent devant ses yeux. Il voyait Tracy et son amie le regarder fixement, mais elles avaient l'air de s'éloigner à mesure que l'obscurité descendait sur lui, nuage noir qui s'élevait, s'abaissait, et s'abattait d'un seul coup, obstruant entièrement sa vue. Il s'écroula avec un bruit sourd, entraînant une chaise dans sa chute, et il perdit connaissance.
Tracy hurla. Le brouhaha des conversations fit place aux murmures inquiets des invités qui s'agglutinaient près de l'adolescent. Paul revint à lui. Toute force semblait l'avoir quitté. Il essaya de se hisser sur le bord de la chaise, avec l'impression que tous ces corps chauds l'emprisonnaient, l'étouffaient. Il était pris au piège. Que lui était-il arrivé ?
Soudain, Anna fut près de lui, ses mains fermes sur ses épaules. « Paul, dit-elle.
— Je me suis évanoui », dit-il.
Galvanisée par la détresse qu'elle lisait dans ses yeux, Anna ne posa pas d'autres questions. « Il va bien, maintenant, dit-elle d'un ton résolu aux gens qui les entouraient. C'est fini. Nous allons partir. » Elle l'aida à se relever. « Laissez-nous. » Thomas fit un pas vers eux, puis s'arrêta. Anna semblait être à des lieues de lui, parfaitement sûre d'elle.
« Nous partons », dit-elle. Elle se tourna vers Iris. « Je suis navrée. Je vous téléphonerai. »
Elle se fraya un chemin parmi les invités. Hagard, son jeune visage mortellement pâle, Paul la suivit comme un automate.
10
Edward traversa la pelouse à grands pas. On avait éteint les lanternes et les extras engagés pour la soirée débarrassaient les restes du buffet à la lumière des projecteurs de la terrasse et de la piscine.
Edward aperçut Iris un peu à l'écart des lumières. En pantoufles et kimono à fleurs, elle mangeait un chou à la crème qu'elle venait de prendre sur un plateau.
Elle eut un sursaut en voyant Edward s'avancer vers elle et, d'un geste rapide, voulut remettre le gâteau à sa place. Edward lui jeta un regard furieux.
« Enlevez-moi ça immédiatement, ordonna-t-il à l'une des femmes qui desservait. On n'en finira donc jamais de ranger ! »
Interdite, la femme leva la tête et s'empara vivement du plateau.
Edward se tourna vers Iris. « Eh bien, dit-il. J'espère que tu es satisfaite !
— De quoi ?
— La soirée a été un vrai désastre.
— Oh, je n'ai pas eu cette impression, Edward. Les gens avaient l'air très contents.
— L'exhibition de ce gosse a jeté un froid. A partir de ce moment-là, tout le monde est parti.
— Pauvre enfant. Il m'a fait pitié. Il était tellement gêné. »
Edward poussa un grognement de dégoût. « C'était plutôt moi qui étais gêné. Il m'a humilié devant mes invités.
— Je suis certaine que personne ne s'est formalisé.
— Et d'abord, pourquoi as-tu invité ces gens ?
— Quels gens ?
— Les Lange. Ils n'appartiennent pas à notre milieu. Ils n'ont pas leur place ici. Et ils se sont arrangés pour gâcher ma réception.
— Edward, tu es injuste. Ce sont nos amis. »
Edward se détourna, l'air exaspéré. Iris resta un
moment indécise, enroulant la ceinture de son kimono autour de son doigt. « Je crois que je vais monter me coucher, finit-elle par dire.
— Et peux-tu me dire qui était cette femme dans ce boubou ? » questionna Edward en se retournant brusquement.
Iris se tortilla, baissa les yeux. « J'avais invité quelques personnes qui travaillent bénévolement à l'hôpital. C'est mon professeur de céramique. Elle s'occupe des enfants malades.
— Sa tenue était carrément grotesque. Un vrai clown. »
Iris laissa échapper un soupir.
« Je suis épuisée, Edward. Bonne nuit.
— Ils ne seront plus invités, déclara Edward. Aucun d'entre eux. Je vais faire deux ou trois choses dans le moulin. J'ai besoin de me détendre.
— Oh, s'étonna Iris, peu habituée à ce qu'il la prévienne. Bien. »
Edward la regarda s'éloigner vers la maison, son kimono gonflant derrière elle comme du linge pendu sur un fil. Elle n'a aucune grâce, songea-t-il. Elle n'en a jamais eu.
Il l'avait rencontrée lors d'une réception semblable à celle de ce soir, donnée par un riche avocat issu de l'une des meilleures familles de la Nouvelle-Angleterre, pour remercier tous ceux qui l'avaient aidé à gagner les élections primaires. Edward avait participé à cette campagne dans l'unique but de faire la connaissance de quelques personnes susceptibles de favoriser sa jeune carrière. Ses efforts s'étaient pourtant révélés vains. Il s'était astreint à mille corvées pour se retrouver à cette soirée sans avoir obtenu le moindre contact intéressant.
Il était d'une humeur massacrante ce soir-là, frustré de ne pas être admis dans le cercle de ces aristocrates, tout comme autrefois à Princeton. Il n'avait remarqué Iris que parce qu'elle servait le punch. Il l'avait prise pour une domestique dans sa tenue de couleur sombre et avait failli perdre patience devant la lenteur de ses gestes. Lorsque son tour était venu d'être servi, elle lui avait tendu un verre fêlé. Il avait vu rouge. Cette rien-du-tout avait sûrement fait exprès de lui donner un verre abîmé. Il était sur le point de lui jeter le punch à la figure lorsque l'un des invités avait demandé à la jeune fille si elle pensait que son père avait des chances de gagner les élections sénatoriales. Bienheureuse question qui avait sauvé Edward d'un faux pas malencontreux et changé Iris de crapaud en héritière.
A tout prendre, il ne regrettait pas de l'avoir épousée. Bien sûr, il avait du mal à la supporter, mais le nom de sa famille avait encore beaucoup de poids dans la société et l'argent de son père avait aidé Edward à démarrer dans les affaires. Pour le reste, il s'était débrouillé seul.
Aujourd'hui, il avait tout. Tout ce dont il avait rêvé dans son enfance. Il était un homme important, riche et puissant. Et il n'avait rien négligé pour en arriver là.
Une des femmes de ménage vint enlever la nappe du buffet. « Ce n'est pas trop tôt, marmonna Edward. Et emportez tous les restes hors de la maison », ajouta-t-il. Au moins, Iris ne serait-elle pas tentée de s'empiffrer avant de partir en cure.
Il poussa un grognement méprisant. Il perdait son temps à penser à Iris. Il avait des choses autrement plus importantes à faire.
Il avait passé l'après-midi à arpenter les alentours du La-Z Pines Motel. Rambo était arrivé à seize heures trente au volant d'une vieille Chevrolet bleue cabossée. Edward avait noté le numéro de sa chambre avant de regagner furtivement sa voiture, dissimulée un peu plus loin sur la route. Maintenant, il lui fallait rassembler les instruments nécessaires, sortir sans se faire remarquer et refaire le trajet jusqu'au motel. Cette nuit, il mettrait définitivement fin au problème d'Albert Rambo.
Thomas contempla par la fenêtre la silhouette courbée, assise sur la balancelle dans le noir.
« Il n'a pas bougé. »
Anna soupira et jet? un coup d'œil dans le jardin. « Je ne sais pas quoi faire.
— Peut-être devrions-nous simplement le laisser tranquille. »
Tracy entra dans la cuisine et prit une poire dans le réfrigérateur.